Article publié dans l’Opinion, le 17 juillet 2025 par Jean-Dominique Merchet

Fabrice Balanche, géographe spécialiste de la Syrie, décrypte les racines d’une crise qui a déjà fait 370 morts depuis dimanche.

Les faits – Le président syrien Ahmad al-Chareh, disant vouloir éviter une « guerre ouverte » avec Israël, a retiré jeudi ses troupes de la ville à majorité druze de Soueida. Israël avait menacé d’intensifier ses frappes si le pouvoir syrien ne quittait pas cette province du sud de la Syrie. Les violences intercommunautaires ont fait plus de 370 morts depuis que des combats ont éclaté dimanche, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH).

Depuis le 13 juillet, de violents affrontements communautaires ont lieu dans le sud de la Syrie, avec désormais l’implication directe d’Israël. On dénombre environ 370 morts. Aidez-nous à comprendre le contexte de ce surgissement de violences…

Depuis le XIVe siècle, le djebel druze est une montagne refuge pour les druzes, cette minorité religieuse considérée comme hérétique par les sunnites. Le djebel druze – qui correspond administrativement au gouvernorat de Soueïda – s’étend sur une superficie comparable à un département français. C’est une petite montagne basaltique, pas très haute (1500 mètres maximum) qui domine le plateau du Hauran, peuplé lui de sunnites. L’ouest est bien arrosé et a permis le développement d’une agriculture prospère, notamment la production de pommes. Dans le nord et l’est, il y a toujours eu des problèmes entre les druzes et les bédouins nomades de la steppe, lors des transhumances. Une partie des bédouins sont aujourd’hui sédentarisés et habitent un quartier de la ville principale, Soueïda. Les récents affrontements ont été déclenchés par le meurtre d’un commerçant druze, tué par des bédouins qui le rackettaient, sur l’autoroute Soueida-Damas. Puis le régime d’Ahmad al-Charaa a utilisé cette affaire pour tenter de reprendre le contrôle du djebel druze. Ce qui a entraîné une réaction israélienne.

Qui sont les druzes ? Combien sont-ils ?

Ils ne sont considérés comme musulmans que depuis une fatwa de 1932 du grand mufti de Jérusalem Hadj Amine el-Husseini. C’est une religion syncrétique, très communautaire, que certains rattachent à une branche du chiisme. Les femmes druzes, qui ne portent pas le voile, ne peuvent pas épouser des non-druzes.

Au Proche-Orient, les druzes sont présents en Syrie, au Liban et en Israël. Ils sont moins d’un million au total : environ 500 000 à 600 000 en Syrie, essentiellement dans le gouvernorat de Souïeda, au sud, et dans trois villes proches de Damas (Jaramana, Sahnaya et Jbaydeh Artouz). Il y a beaucoup de mouvements pendulaires entre ces villes et la montagne, séparées par deux heures de route. En Syrie, les druzes représentent moins de 3% de la population, d’autant que leur taux de fécondité est bas, deux ou trois enfants par femme, contre sept ou huit dans les familles sunnites voisines. Au Liban, les druzes sont environ 200 000 – soit 5% de la population. Et en Israël, 150 000, en Galilée, à Haïfa et dans le nord du Golan. Sur le Golan, qui a été conquis par Israël en 1967 puis annexé en 1981, les Druzes ont longtemps refusé d’acquérir la nationalité israélienne, mais cela a beaucoup changé depuis les années 2010, en particulier chez les jeunes. En Israël, les druzes font leur service militaire et sont très appréciés au sein de l’armée. Il y a des généraux, dont celui qui commande l’administration militaire en Cisjordanie. Aujourd’hui, il y a en Israël un vrai lobby druze, qui pèse sur le gouvernement Netanyahou… alors que les ultra-orthodoxes juifs refusent de faire leur service militaire.

Quelle est la politique d’Israël dans la crise récente, alors que l’on a vu, mercredi, des frappes dans la capitale Damas ?

Au vu de son passé djihadiste au sein d’al-Qaïda, les Israéliens ne font aucune confiance à Ahmad al-Charaa, qui a pris le pouvoir en décembre après la chute du régime de Bachar al-Assad. Ils veulent conserver des leviers concrets pour pouvoir peser sur lui, et les minorités druzes – ou kurdes au nord – en font partie. Pour Israël, la question essentielle est celle du Golan. Après la chute d’Assad, l’armée israélienne a occupé 400 km2 supplémentaires. Les Israéliens redoutent qu’al-Charaa, originaire de la région, ne revendique ce territoire perdu par la Syrie en 1967. Les Israéliens souhaitent une démilitarisation du sud de la Syrie, pour empêcher l’armée du régime de s’y déployer. Ils n’ont aucune envie d’avoir une Syrie islamiste et centralisée à leur porte et préféreraient une solution fédérale.

Quels étaient les liens des druzes avec le régime de Bachar al-Assad ?

Comme les alaouites, au nord-ouest, ou les chrétiens, les druzes ont d’abord vu dans le régime baasiste une protection contre la majorité sunnite qui les menaçait. Rapidement, toutefois, ils ont été marginalisés par les alaouites et ce n’est que dans les années 90 qu’ils sont revenus en odeur de sainteté… Entre temps, il y avait eu une forte émigration, notamment vers le Venezuela. On voit d’ailleurs beaucoup de villas de style latino-américain dans les villes ou villages druzes de Syrie. Ces émigrés ont également contribué au développement économique de la région, par exemple, avec de petites industries dans le jus de fruit.

Au début de la guerre civile, en 2011, les druzes ont rejoint l’opposition, mais rapidement ils ont été menacés par les rebelles sunnites qui voulaient s’emparer de leurs terres. Ils se sont ralliés au régime qui, faute de pouvoir les protéger, les a laissés s’organiser en milices d’autodéfense armées, sous le contrôle des chefs de clans. En 2015, il y a toutefois eu un ralliement d’une partie d’entre eux aux rebelles autour de cheikh Ballous. Ce dernier a été assassiné mais son fils Laïth est toujours à la tête d’un groupe armé. Les druzes sont donc divisés mais, depuis les violences des derniers jours, ils semblent ne plus l’être.

En décembre dernier, lors de la chute du régime Assad, ils ont participé à l’offensive sur Damas, mais c’était essentiellement pour protéger les trois villes druzes de la banlieue sud. En février et en mai, ils ont dû affronter les forces favorables au nouveau régime et Israël était déjà intervenu pour les soutenir.

La plupart des Français l’ignore, mais le djebel druze a été, jadis, le théâtre d’une guerre menée par les Français…

En effet, après la Première Guerre mondiale, la France a reçu un  » mandat  » sur le Liban et la Syrie. En 1921, elle a créé un Etat du djebel druze, qui n’a disparu qu’en 1936. En 1925 et 1926, l’armée française a réprimé violemment un soulèvement dans cette région, conduit par le chef druze Sultan Pacha al-Atrash, qui s’opposait aux réformes administratives, notamment agraires, voulues par la France. Le journaliste et écrivain Joseph Kessel en a été le témoin et a publié un livre  » En Syrie  » (Folio) que l’on peut toujours lire avec intérêt.