La Syrie, depuis quelques mois, fait son retour sur la scène diplomatique internationale avec, en point d’orgue, la visite ce lundi à Washington de l’ancien djihadiste Ahmad al-Chareh. Celui qui est devenu président à la chute du régime de Bachar el-Assad rencontre Donald Trump, une réunion entre deux hommes en train de construire une nouvelle alliance ou la question d’Israël et du Golan ne sont jamais loin. Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’Université Lyon2 nous éclaire sur les enjeux de cette rencontre.

Publié le 10 novembre 2025 sur le site web de la RTBF

Par Ghizlane Kounda et Anne Poncelet

Cette visite d’un chef d’État syrien aux États-Unis est une première depuis l’indépendance de la Syrie, en 1946. Quels en sont les enjeux ? 

Fabrice Balanche : « Pour le président syrien, le premier enjeu, c’est d’obtenir l’abrogation du ‘César Act‘, c’est-à-dire des sanctions américaines qui pèsent sur la Syrie. Donald Trump, lors de la première rencontre avec al-Chareh au mois de mai 2025 à Riyad, avait promis la levée des sanctions. J’étais en Syrie au mois de septembre, rien n’est levé… Donc là, al-Chareh remonte au créneau pour obtenir… que Donald Trump tienne cette promesse.

Le César Act a déjà été abrogé par le Sénat. Il faut encore que cela passe par la Chambre des représentants. Et pour finir, que Donald Trump signe l’abrogation définitive. Cela va prendre encore quelques mois avant que la Syrie soit réintégrée dans le système de paiements internationaux. Tant que ce n’est pas fait : pas d’investissement, pas de retour à une économie normale. »

La fin des sanctions implique-t-elle d’office la relance de l’économie syrienne ?

« Ce n’est pas parce que les sanctions seront levées que l’économie syrienne va se reconstruire. Cela peut aider, mais encore faut-il qu’il y ait un climat de confiance pour cela. […] Les États-Unis poussent l’Europe, les pays du Golfe, à investir en Syrie. Jusqu’à présent, ils nous annoncent… 14 milliards d’investissements étrangers en Syrie, puis 24 milliards. À Noël, ce sera peut-être 50. Mais ce sont des promesses, du vent. Ils veulent faire croire que la Syrie est un pays attractif. En réalité, il n’y a pas du tout d’investissement en Syrie. »

Il y a malgré tout une volonté affichée de Donald Trump de vouloir lever des sanctions, puisque c’est lui qui a poussé la résolution du Conseil de sécurité pour lever des sanctions contre Ahmad al-Chareh lui-même. Malgré tout, ce sont des étapes ?

« Il y a une volonté, mais il y a surtout une attente des États-Unis à l’égard d’Ahmad al-Chareh. La première des choses, l’éléphant qui est au milieu de la pièce et que personne ne veut voir, c’est évidemment le traité de paix avec Israël.

Les Israéliens veulent garder le Golan, veulent garder le contrôle du ciel syrien. La nouvelle armée syrienne n’a pas d’aviation ni de système antiaérien. Et ça, c’est extrêmement difficile à avaler pour Ahmad al-Chareh, qui s’est appelé quand même, pendant 20 ans, Abou Mohamed Al-Jolani. C’était son nom de guerre. Al-Jolani, ça veut dire le Golanais.

Sa famille est certes originaire du Golan, mais ça voulait dire aussi qu’il revendiquait le Golan pour la Syrie. Or, s’il veut vraiment une levée des sanctions et le feu vert américain pour des investissements en Syrie, il va falloir qu’il accepte le diktat israélien. Mais s’il le fait, il va se retrouver en porte-à-faux avec ses amis djihadistes qui se sont engagés avec lui pour récupérer le Golan, détruire Israël, c’est la vulgate d’Al-Qaïda. Mais s’il ne le fait pas, je crains que le processus de levée des sanctions soit lent et plonge la Syrie dans une catastrophe économique encore pire que ce qu’elle ne vit aujourd’hui. »

Le président syrien devrait signer un accord pour rejoindre la coalition antidjihadiste menée par les Etats-Unis, ce qui est prévu pendant la visite. De quoi s’agit-il ?

« C’est un autre volet. Emmanuel Macron et Donald Trump ont poussé Ahmad al-Chareh à rejoindre la coalition anti-État islamique, de manière que ses forces le combattent dans l’est de la Syrie. Ahmad al-Chareh est assez favorable à cette action, mais là encore, il faut lire entre les lignes : s’il rejoint cette coalition, c’est pour que les États-Unis arrêtent de soutenir les forces démocratiques syriennes, c’est-à-dire les forces kurdes qui sont dans le nord-est de la Syrie et qui ont mené depuis dix ans la guerre contre l’État islamique, qui ont repris Raqqa, et qui sont vraiment le fer de lance de la coalition internationale sur le terrain.

N’oublions pas qu’Ahmad al-Chareh et Hayat Tahrir al-Sham (NDLR : HTS, le nom de la principale faction islamiste qui a émergé en Syrie pour combattre le régime de Bachar el-Assad), c’est une émanation de l’État islamique à la base. […] Le président syrien espère ainsi que les Américains arrêtent de soutenir les forces kurdes, ce qui lui permettra, à lui, de reprendre le contrôle du nord-est syrien et de ses richesses pétrolières.

Même s’il y a eu un accord avec les Kurdes le 10 mars 2025, juste après le massacre des Alaouites, c’était un accord de dupe. Le chef kurde Mazloum Abdi n’a aucune envie de s’intégrer dans cette nouvelle armée syrienne, de poser les armes. Les Kurdes ont très peur de subir le même sort que les Alaouites et les Druzes. C’est aussi une manœuvre politique de la part de al-Chareh de rejoindre officiellement la coalition antiterroriste. Mais a-t-il la volonté, a-t-il les moyens de se battre, lui, contre l’État islamique ? Ce qu’on a vu jusqu’à présent, c’est qu’il ne les a pas, les moyens, ni la volonté. […]. »

Et pourtant aujourd’hui, les nouvelles autorités syriennes annoncent avoir mené une soixantaine de raids dans tout le pays pour neutraliser la menace que représente le groupe État islamique. C’est une annonce, une lutte de façade ?

« C’est une annonce de façade. Ils ont fait des opérations dans la banlieue de Damas, de Homs, d’Alep… Ce sont des endroits où il n’y a pas vraiment l’État islamique. Peut-être quelques sympathisants, mais ils ne sont pas allés les chercher dans la province de Deir Ez-Zor, dans la steppe autour de Palmyre, là où vous avez les maquis de l’État islamique et le gros des troupes. Pour avoir été en Syrie récemment, je me rends compte que l’écart entre la situation sur le terrain et le discours, la communication de ce régime islamique est absolument incroyable. Il a une super équipe de communicants autour de lui, grâce à l’ONG britannique Inter Mediate qui le soutient depuis plusieurs années ; l’argent du Qatar qui se déverse dans les think tanks américains, comme le Middle East Institute, ou à travers des cabinets de communication qui lui assure une excellente com‘. »

Est-ce que al-Chareh a le choix, finalement, face à Donald Trump ? Le président étasunien lui impose de reconnaître Israël, comme l’ont fait d’autres pays arabes, moyennant la levée des sanctions.

« Aujourd’hui, la Syrie n’est pas un pays souverain. Il a des bailleurs, la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite, derrière lui. Sa décision de faire un traité de paix avec Israël dépend beaucoup de la volonté de l’Arabie saoudite et de la Turquie. Côté saoudien, on est assez favorable parce qu’on veut plaire aux Américains. Côté turc, c’est beaucoup plus difficile. La Turquie essaie de récupérer la cause palestinienne à son profit pour apparaître comme le leader du monde musulman ; elle risque de mettre dans la balance un État palestinien, une reconnaissance pour les droits des Palestiniens, en échange, du traité de paix entre la Syrie et Israël, ce qui risque de ralentir évidemment le processus.

Or, les Israéliens sont pressés. Les Israéliens ne veulent pas revivre ce qui s’est passé dans les années 90, quand dans la suite des accords d’Oslo, ils ont négocié pendant 10 ans avec Hafez el-Assad (NDLR : l’ancien président syrien) pour un traité de paix. Pendant ces 10 ans, la Syrie d’Hafez el-Assad a bénéficié de la mansuétude de la communauté internationale. Comme ils négociaient, ils avaient droit à des aides économiques. L’Union européenne a déversé des milliards sur la Syrie à cette époque, ainsi que les pays du Golfe. Au final, fin 1999, Al-Assad a dit ‘non, ça ne m’intéresse pas, on arrête les négociations’. Donc les Israéliens veulent un traité rapidement. Ils ne veulent pas laisser à la Syrie dix ans pour le reconstruire, se renforcer pour ensuite avoir le même résultat, c’est-à-dire un refus. Parce qu’évidemment, abandonner le Golan pour tout dirigeant syrien, c’est risquer de finir comme Anouar el Sadate (NDLR : le président égyptien, assassiné au Caire en 1981), c’est-à-dire se faire assassiner. »

Il y a de fortes chances pour que l’actuel président syrien cède le Golan ?

« De toute façon, il n’a pas le choix. Le Golan est occupé par Israël. Ils ont même débordé, puisqu’ils occupent aujourd’hui la zone démilitarisée qui était tenue par les casques bleus avant la guerre. Et il n’a aucun moyen de reprendre militairement le Golan. Et s’il commence à menacer la sécurité d’Israël, y compris celle du Golan, Trump sera beaucoup moins sympathique avec lui. »