EMBRASEMENT La guerre opposant Israël à l’Iran s’intensifie de plus en plus. Pour Fabrice Balanche*, le conflit dessine de nouvelles alliances stratégiques à plus grande échelle
Propos recueillis par Victor Lefebvre pour le Journal Du Dimanche, le 21 juin 2025
JDD : L’escalade entre Israël et l’Iran est-elle désormais inévitable, ou peut-on envisager une détente et un retour à la table des négociations ?
Il est à mon sens difficile d’imaginer une détente avant la neutralisation complète du programme nucléaire et balistique iranien. Or, l’objectif de l’Iran est d’avoir la bombe pour dominer le Moyen-Orient : une puissance nucléaire est à l’abri de représailles sérieuses, comme on peut le voir avec la Russie ou la Corée du Nord. Le régime des mollahs aspire à ce modèle là et aucune pression diplomatique ne peut lui faire renoncer, comme nous avons pu le constater après deux décennies de négociations. Cet échec patent, qui s’est encore manifesté durant le mandat de Joe Biden (2020-2024), justifie le bombardement de l’Iran, mais également la volonté d’Israël et des Etats-Unis, de provoquer un changement de régime en Iran.
JDD : Que sait-on de l’avancement du programme nucléaire iranien justement ?
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sait que l’Iran possède au moins 400 kg d’uranium hautement enrichi à 60%. Pour avoir la bombe, il faut être à 90%. 10 tonnes sont également enrichies à 20%. Tout cela est bien évidemment du nucléaire militaire ; pour le nucléaire civil, on utilise de l’uranium enrichi à hauteur de 3% à 5%. Depuis 2021, l’Iran a donc considérablement accéléré son programme nucléaire, tandis que dans le même temps, il négociait la levée des sanctions internationales avec les Etats-Unis de Joe Biden. On peut supposer qu’à horizon un an, l’Iran sera capable d’avoir de l’uranium enrichi à 90% et par conséquent d’assembler une bombe atomique. Et tout cela n’est que la partie connue par l’AIEA de leur programme nucléaire, sans doute Israël a-t-il des renseignements plus précis. En somme, pour l’Etat hébreux, l’opération militaire actuelle est une course contre-la-montre.
JDD : L’offensive israélienne peut-elle renverser le régime des mollahs ?
Je ne pense pas que ce soit l’objectif immédiat d’Israël. Le but de guerre premier, c’est le démantèlement du programme atomique et balistique iranien. Il n’existe pas à ce stade d’opposition suffisamment organisée à l’intérieur de l’Iran pour renverser le régime. En revanche, par ses frappes stratégiques, Israël peut tout à fait préparer les conditions d’un tel renversement. Si l’Iran est privé de revenus pétroliers et gaziers – lesquels sont déjà bradés en raison des sanctions internationales qui pèsent sur le pays –, les tensions sociales et économiques s’accroîtront très rapidement. A minima, le régime iranien devra choisir entre nourrir sa population et la reconstruction de son couteux programme nucléaire. Or, s’il ne veut pas voir des millions de gens dans la rue, il devra renoncer lui-même à y consacrer ses ressources financières amoindries. Cela fait sans doute partie de la stratégie israélienne.
JDD : Jusqu’où les Américains sont-ils susceptibles de s’engager ? Vont-ils livrer à Israël la fameuse bombe GBU-57, la seule capable d’atteindre les sites nucléaires iraniens les plus enfouis, notamment les installations d’enrichissement d’uranium du site stratégique de Fordo ?
Si les Israéliens ne parviennent pas à détruire le programme nucléaire iranien dans les semaines qui viennent, il est tout à fait possible que les Américains interviennent. Donald Trump ne voudra jamais reproduire l’erreur qui a été commise avec la Corée du Nord. Je ne crois pas à une opération terrestre pour autant. Depuis la guerre en Irak, la doctrine américaine, c’est le rule-by-behind, c’est-à-dire le fait de recourir à des proxys pour faire avancer ses pions. En l’occurrence, les proxys américains seraient les Kurdes d’Iran, notamment le Komala et le PJAK, qui mènent la lutte armée contre le régime iranien et qui pourraient dans certaines zones du Kurdistan provoquer un soulèvement contre les mollahs. Cela pourrait venir également du Baloutchistan, qui est en rébellion depuis plusieurs dizaines d’années contre l’Iran.
Quant à fournir la bombe GBU-57 à Israël, qui permet de percer à soixante mètres sous la surface du sol, c’est dans tous les cas insuffisants car Tsahal les Israéliens ne disposent pas des bombardiers B-52 nécessaires pour les larguer sur les sites nucléaires iraniens. Une telle opération nécessiterait donc l’intervention directe des États-Unis.
JDD : Quel rôle la Chine et la Russie peuvent-elles jouer ?
Les Chinois et les Russes considèrent que les Iraniens se sont fourvoyés avec ce programme nucléaire militaire. Ces deux puissances membres du club nucléaire n’ont pas spécialement envie que l’Iran se dote de l’arme nucléaire à son tour. Les Chinois sont par ailleurs en partie dépendants des hydrocarbures du Moyen-Orient et ne tiennent pas à ce que leur sécurité énergétique soit remise en cause par les dérives idéologiques des mollahs iraniens. Finalement, Poutine attribue la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie à l’obstination des Iraniens à l’égard d’Israël, motivée par un antisémitisme profond plutôt que par une simple volonté de puissance au Moyen-Orient. Il faut rappeler que la Russie, avec l’aide de l’Iran, avait presque remporté la victoire en 2018 en Syrie, ce qui avait procuré à Vladimir Poutine une immense satisfaction en restaurant la puissance russe sur la scène internationale. Téhéran a ensuite utilisé la Syrie pour renforcer le Hezbollah et menacer Israël. Cela a poussé ce dernier à attaquer les infrastructures pro-iraniennes en Syrie à partir de 2021, avec une accélération après le massacre du 7 octobre 2023. L’effondrement du régime de Bachar al-Assad en décembre dernier a provoqué le retrait russe de Syrie, une humiliation pour Vladimir Poutine. La Chine, qui dépend beaucoup de l’énergie du Moyen-Orient, a également intérêt à la stabilité de la région. Or, la stratégie iranienne est plutôt déstabilisatrice. Toutefois, ces deux puissances ne souhaitent pas non plus un changement de régime qui verrait l’Iran revenir dans le giron de l’Occident. C’est peut-être là la « ligne rouge » tracée par Pékin et Moscou à l’attention de Washington.
JDD : L’hypothèse du blocage du détroit d’Ormuz par l’Iran en ultime recours est-elle crédible ?
La majorité des hydrocarbures qui sortent du golfe persique se dirigent désormais vers l’Asie et notamment la Chine. En d’autres termes, la fermeture du détroit d’Ormuz aurait un impact plus important sur la Chine, alliée de l’Iran, que sur tout autre pays, tant en termes d’approvisionnement que de coûts. Bien que l’économie américaine soit actuellement entièrement autosuffisante en hydrocarbures, elle serait également touchée par l’augmentation des prix. Toutefois, l’Europe serait plus affectée, car elle dépend davantage des hydrocarbures du Moyen-Orient en raison de l’embargo sur les hydrocarbures russes. On peut aussi imaginer que l’Iran envoie des salves de missiles vers le Qatar, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite, qui sont les principaux bénéficiaires de l’offensive israélienne. Mais le blocage d’Ormuz serait un ultime recours pour l’Iran ; dans un tel cas de figure, les Américains auraient toute légitimité pour intervenir militairement contre un régime qui bloque la liberté de circulation dans un des détroits les plus stratégique au monde.
* Spécialiste du Proche-Orient, Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon-2 et auteur de Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).