Pour Le Diplomate Média, Fabrice Balanche décrypte l’actualité syrienne à l’aune des récents déplacements internationaux : la visite d’Ahmed al-Charaa à Paris, la rencontre de ce dernier avec Donald Trump à Riyad, la tournée présidentielle américaine dans le Golfe, ainsi que les ajustements de la politique de Washington (arrêt des frappes au Yémen, retrait partiel de Syrie, recul vis-à-vis de Netanyahou) et sa stratégie face à l’Iran.
Propos recueillis par Angélique Bouchard pour Le Diplomate – 22 mai 2025
Le Diplomate : Quel signal politique et diplomatique interprétez-vous de la réception à Paris du nouveau maître de Damas, et quelle influence cette démarche peut-elle avoir sur la recomposition du paysage syrien ?
Fabrice Balanche : Emmanuel Macron a invité Ahmad al-Charaa en France dès la mi-février, après la réunion sur la Syrie qui s’est tenue à Paris. Il était également invité le 17 mars à la conférence des donateurs à Bruxelles, mais il a finalement choisi de rester à Damas une semaine après le massacre des alaouites. La réception du nouveau maître de Damas a lieu après des combats meurtriers contre les druzes dans la banlieue de Damas et le Jebel druze, qui n’ont été sauvés d’un sort comparable à celui des alaouites que par les frappes israéliennes sur les forces du nouveau régime et dans les abords du palais présidentiel pour signifier à Ahmad al-Charaa qu’il pourrait subir le même sort qu’Hassan Nasrallah.
Le fait qu’Emmanuel Macron ait maintenu sa visite à Paris, la première dans une capitale européenne, montre que la France et l’Europe sont prêtes à lui pardonner beaucoup pour obtenir la stabilité en Syrie, peu importe le régime qu’il mettra en place. Il est clair qu’il s’agira d’une République islamique autoritaire, où l’inclusion sera réduite à la case à cocher sur les demandes de subventions de Bruxelles. Il s’agit cependant d’une visite à haut risque pour Emmanuel Macron, car sa chaleureuse poignée de main avec un ancien cadre d’al-Qaïda lui sera reprochée dès le prochain massacre. Mais il doit aussi satisfaire les demandes du Qatar, qui mise beaucoup sur al-Charaa et souhaitait que le président français lui donne un gage de respectabilité. En effet, le Qatar nous rend de nombreux services au Moyen-Orient et ailleurs grâce à ses médiations et à sa puissance financière. La France cherche ainsi à se positionner comme un partenaire du Qatar dans la reconstruction de la Syrie. Elle cherche à tirer parti du fait qu’elle a été à l’avant-garde de l’opposition à Bachar al-Assad. En réalité, c’est davantage la Turquie qui occupe une position de leadership actuellement.
Comment analyser le tête-à-tête entre al-Charaa et Donald Trump lors de sa tournée dans le Golfe, et quelle portée revêt cette entrevue pour la stratégie américaine en Syrie et l’avenir du nouveau régime syrien ?
Il ne faut pas surestimer l’entretien entre al-Charaa et Donald Trump. Le président américain a voulu montrer son soutien à MBS en serrant la main au nouveau maître de Damas. Il a ainsi démontré aux autres monarques de la péninsule arabique que l’Arabie saoudite était son interlocuteur privilégié au Moyen-Orient. De plus, la levée des sanctions américaines était cruciale pour l’avenir du régime syrien. Or, c’est grâce à la médiation saoudienne qu’il a obtenu ce résultat. Il a donc maintenant une dette envers MBS et doit se rapprocher de lui, au détriment de l’axe Turquie-Qatar, grâce auquel il a pris le pouvoir. Pour MBS, c’est une revanche sur le Qatar, qui s’était réjoui de la chute de Bachar al-Assad et avait refusé de cautionner son retour dans la Ligue arabe. En clair, quel que soit le régime à Damas, c’est donc bien Ryadh qui possède les clés de sa normalisation. Ainsi, les États-Unis font confiance à MBS pour stabiliser la Syrie et invitent al-Charaa à suivre la voie des monarchies conservatrices plutôt que celle de la révolution islamique.
Au-delà de l’Arabie saoudite, des Émirats et du Qatar, comment jugez-vous l’objectif principal de la visite de Trump dans le Golfe ? S’agissait-il d’un simple ralliement financier ou d’une redéfinition de la posture américaine face à l’Iran et à la Turquie ?
Trump a montré au monde arabe que l’Arabie Saoudite était son partenaire privilégié. Le Qatar et les Émirats arabes unis viennent en deuxième et troisième position. Ces étapes correspondent aux arrêts de son voyage et aux montants décroissants des promesses d’investissement dans l’économie américaine, soit 1 000 milliards de dollars sur les quatre prochaines années. Ces pétromonarchies du Golfe paient ainsi une large partie des frais de défense assurée par les États-Unis. Le message adressé à l’Europe est clair, puisque Trump a choisi de faire son premier voyage à l’étranger dans ces trois pays, sauf un arrêt à Rome pour les funérailles du pape François. Il montre ainsi que les États-Unis sont engagés envers les pétromonarchies contre la menace iranienne et les ambitions néo-ottomanes de la Turquie. Toutefois, il a déjà reçu Recep Teyyip Erdogan à Washington et entretient de bonnes relations avec ce membre de l’OTAN désireux d’obtenir une autonomie stratégique.
Le président américain semble aujourd’hui se démarquer davantage de Benjamin Netanyahou ; en quoi cet ajustement modifie-t-il l’équation régionale, notamment pour la Syrie et le Liban ?
La confiance semble brisée entre Donald Trump et Benjamin Netanyahou. Le président américain ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre préventive contre l’Iran, il a l’impression que le Premier ministre israélien cherche à le manipuler. Il lui en veut également pour ne pas l’avoir assez soutenu en 2020 contre Joe Biden, alors qu’il avait reconnu l’annexion du Golan et de Jérusalem en tant que capitale de l’État hébreu. Le président américain estime que Benjamin Netanyahou adopte une position trop inflexible envers les Palestiniens, ce qui entrave la normalisation des relations avec les pays arabes dans le contexte des accords d’Abraham.
À Gaza, les États-Unis souhaitent un arrêt des hostilités plutôt qu’une reprise du conflit. Ils croient que le Hamas pourrait être partie intégrante de la résolution du conflit, ce qui est loin de faire consensus chez leurs alliés israéliens. La libération de l’otage Edan Alexander serait le fruit d’une négociation directe avec l’organisation terroriste. Cela démontrerait qu’il est possible d’obtenir la libération des otages par des moyens pacifiques, contrairement à l’opinion de Benjamin Netanyahou, qui prône uniquement la force. Donald Trump remet en question la stratégie militaire de son homologue israélien envers le Liban et la Syrie. Il menace de reprendre les frappes contre le Hezbollah au Liban et d’étendre la zone d’occupation militaire israélienne en Syrie après décembre 2024. Or, l’axe iranien est brisé et Washington souhaite désormais un apaisement au Proche-Orient.
La suspension des frappes américaines contre les Houties, marque-t-elle un tournant durable dans la guerre yéménite, ou s’agit-il d’un simple répit ?
Une véritable armada américaine est partie en Mer Rouge avec pour mission de garantir la sécurité maritime. La crainte de perdre leur supériorité militaire tactique a probablement poussé les Houties. Cela rentre également dans le cadre des négociations avec l’Iran sur l’abandon de son programme nucléaire et les menaces qu’il fait peser sur la région à travers ses alliés locaux, comme les Houties. Si les États-Unis et l’Iran relancent l’accord nucléaire iranien (JCPOA, dans ce cas, la paix au Yémen sera durable, dans le cas contraire, elle reprendra aussitôt.
Washington a amorcé un retrait de ses forces du Nord-Est syrien ; quelles conséquences concrètes cet arbitre stratégique aura-t-il sur le Kurdistan syrien, sur Damas et sur la quadripartite russo-iranienne ?
Actuellement, il n’est pas question d’un retrait complet, mais plutôt d’un redéploiement des troupes vers des points stratégiques près des principales prisons de terroristes dans la région de Hassakeh, Shedadeh et Rmeilan. Les Américains ont abandonné la vallée de l’Euphrate, mais ils continuent de travailler en collaboration avec les FDS. Le contingent américain était monté à 2,000 hommes en janvier 2025 à la demande des autorités kurdes. En effet, le nord-est du pays faisait face à une menace d’invasion de la part de la Turquie et de ses alliés locaux, notamment l’Armée nationale syrienne. Mazloum Kobané a alors menacé de ne plus surveiller les prisons de jihadistes si les États-Unis ne s’interposaient pas. Ils ont alors prélevé 1000 hommes dans les garnisons irakiennes pour les transférer en Syrie. Aujourd’hui, la menace a diminué, notamment grâce à l’accord de paix signé entre le PKK et Ankara, mais aussi à celui conclu en mars 2025 entre Mazloum Kobané et Ahmad al-Charaa sur l’intégration de l’AANES en Syrie. Toutefois, je pense que ces développements restent irréalisables, car les Kurdes ne sont pas prêts à abandonner leur autonomie. Par conséquent, ils deviennent la prochaine cible du nouveau régime syrien. Ce dernier attend patiemment le départ des troupes américaines pour lancer son assaut. Avec un minimum d’effort, il peut facilement s’emparer des territoires arabes de la vallée de l’Euphrate, où se trouvent les ¾ de la production de pétrole syrien.
À l’heure où les sanctions économiques pèsent toujours et où le dialogue (in)direct se poursuit, comment décririez-vous la “ligne Trump” vis-à-vis de Téhéran, et quels scénarios d’escalade ou d’apaisement entrevoyez-vous ?
Donald Trump semble se rallier à la stratégie de Barack Obama. Il recherche une solution diplomatique avec Téhéran, après avoir anéanti tous les efforts de son prédécesseur, et avoir déchiré unilatéralement le JCPOA. À l’époque, un collègue américain m’avait confié que Donald Trump avait fait marche arrière sur l’accord avec l’Iran, uniquement pour contredire Barack Obama. Il souhaitait également revenir sur l’extension de l’assurance maladie à tous les Américains, le « Affordable Care Act » ou encore le « Obamacare », qu’il avait mis en place lors de son premier mandat. Cependant, cela aurait été trop risqué sur le plan électoral. Aujourd’hui, le contexte est différent. Le président américain et le Parti républicain se montrent de plus en plus isolationnistes en matière militaire. Ils savent que, si l’armée israélienne attaque l’Iran, les États-Unis devront assurer le service après-vente au Moyen-Orient pendant de nombreuses années. Un régime iranien blessé et désespéré pourrait se lancer dans une spirale de déstabilisation dans la région, ce que les alliés arabes de Trump redoutent par-dessus tout. Ils préconisent plutôt la mise en place d’un Iran dénucléarisé et intégré dans les réseaux économiques régionaux.
Un changement de régime en Iran ne modifierait pas nécessairement la géopolitique de la région. Il est utile de se rappeler que, avant la Révolution islamique, l’Iran était le gendarme des États-Unis au Moyen-Orient. Par conséquent, il est préférable, du point de vue des pétromonarchies, que l’Iran demeure un pays isolé et sans puissance. La question est de savoir si le régime iranien, affaibli intérieurement par la contestation politique et extérieurement par la perte de la Syrie, envisage une normalisation réelle avec les États-Unis, ou s’il ne fait que se montrer conciliant. Les Iraniens sont experts en matière de prolongement des négociations, mais cela pourrait lasser Donald Trump. Faute de progrès concrets dans le dossier nucléaire, il pourrait se résoudre à adopter la voie israélienne, c’est-à-dire à bombarder l’Iran.
Au regard de ces mouvements politiques et militaires, comment imaginez-vous l’évolution de l’équilibre des forces au Levant dans les prochains mois ?
D’ici à la fin de l’année 2025, je pense que la question palestinienne, plus précisément celle concernant la bande de Gaza, dominera les discussions. En effet, Israël a déclaré son intention de reprendre le contrôle complet de cette région. Cela se traduit par un déplacement constant de sa population et une diminution significative de l’aide humanitaire. Cette situation indique clairement l’intention israélienne d’expulser les Palestiniens de la bande de Gaza. Si tel est le cas, on peut s’attendre à des répercussions considérables dans tout le Proche-Orient, voire au-delà. Si les accords d’Abraham sont annulés et que les partisans de l’Iran sont relancés, en particulier les Houthis au Yémen, ils pourraient s’en prendre à Israël et au trafic maritime dans la mer Rouge. Cependant, si la menace de bombarder l’Iran s’éloigne, Israël a tout le temps de se concentrer sur les Palestiniens.
Deuxièmement, nous avons de nombreuses inquiétudes concernant l’avenir de la Syrie. La République islamique qui s’installe, avec des anciens d’al-Qaïda à sa tête, n’est guère inclusive. Les minorités, mais également les laïcs de toute origine, commencent à subir son inévitable intolérance religieuse. La levée des sanctions américaines sur la Syrie ne suffira pas à relancer un pays divisé et ruiné par quatorze années de guerre civile. Le pays continue d’être le théâtre de rivalités entre puissances régionales.
Après la chute du régime de Bachar al-Assad et la résurgence des islamistes sunnites, le Liban et l’Irak pourraient connaître des troubles. La victoire des rebelles sunnites a coupé les routes terrestres entre l’Iran et le Hezbollah, isolant ce dernier au Liban. Cela renforce ceux qui veulent se venger du Hezbollah au Liban. Après son dernier conflit avec Israël, le Hezbollah dispose-t-il de suffisamment de ressources pour dissuader ses ennemis de l’attaquer ? Il est possible que le Liban et l’Irak connaissent de nouveau des conflits civils. La défaite de l’alliance iranienne en Syrie a en effet redonné espoir aux Libanais et aux Irakiens sunnites de reprendre le pouvoir. Pour cela, ils peuvent compter sur le soutien de la Turquie, qui a émergé comme la grande gagnante du changement de régime en Syrie, mais aussi des monarchies pétrolières du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, qui se réjouissent de la diminution de l’influence iranienne.