Le Figaro, vendredi 13 juin 2015, par Amaury Coutansais-Pervinquière

ENTRETIEN – «Israël va dupliquer à l’échelle de l’Iran ce qu’elle a fait au Liban contre le Hezbollah en frappant les cadres du régime et ses infrastructures», avance le spécialiste du Proche-Orient.

Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon-2. Ce spécialiste du Proche-Orient est l’auteur de Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).

LE FIGARO.- Israël a frappé l’Iran dans la nuit , visant à la fois des installations nucléaires et des dirigeants militaires. Pourquoi avoir attaqué alors que des négociations sont en cours entre le régime des Mollahs et les États-Unis sur le programme nucléaire iranien ? 

Fabrice BALANCHE.- Pour Israël, la temporalité est la bonne. Donald Trump avait donné 60 jours aux négociations, nous sommes au 61e. Les Iraniens ne voulaient pas démanteler leur processus d’enrichissement de l’uranium (nécessaire pour le développement d’une bombe atomique, NDLR) que demandait le président américain. Il leur était demandé d’importer de l’uranium enrichi, s’ils voulaient l’utiliser pour de l’énergie civile, et non de l’enrichir, pour qu’ils ne puissent l’utiliser pour des capacités militaires. Les Iraniens ont fait traîner ces négociations.

Mais un accord tacite unissait Donald Trump et Benyamin Netanyahou, le premier ministre israélien, pour retenir le bras israélien le temps des négociations. Les Israéliens se doutaient de leur issue. Ils ont agi en conséquence. Les Iraniens veulent la bombe pour sanctuariser leur territoire, et envoyer leurs alliés dans la région attaquer leurs adversaires. Ils se disent que la bombe nucléaire permet aussi d’envahir leur voisin sans représailles, comme la Russie en Ukraine. Israël étant menacé a voulu circonvenir cette menace.

LE FIGARO : Jusqu’à présent, hormis deux salves entre Israël et l’Iran en 2024, la confrontation des deux pays s’est déroulée par alliés interposés : le Hamas à Gaza, le Hezbollah au Liban, le régime de Bachar Al-Assad en Syrie… Ils ont tous été affaiblis ou neutralisés depuis le 7-Octobre. Une confrontation directe était-elle inévitable ? 

Le Hamas, en effet, a été la première cible des représailles après le 7-Octobre. Puis le Hezbollah au Liban, car, en cas d’attaque contre l’Iran, Israël ne pouvait se permettre une menace au nord. Enfin pour éviter le renflouement du Hezbollah, la chute du régime syrien était inévitable. D’autant que l’armée israélienne bombardait régulièrement les positions pro-Iran en Syrie, davantage d’ailleurs depuis le 7-Octobre. La confrontation sera durable, nous verrons au moins une semaine de frappes israéliennes en Iran. Israël va dupliquer à l’échelle de l’Iran ce qu’elle a fait au Liban contre le Hezbollah en frappant les cadres du régime et ses infrastructures.

Je pense qu’Israël frappera les installations gazières et pétrolières en plus des infrastructures nucléaires, car elle menacera ainsi le portefeuille de l’Iran. Le régime des Mollahs devra alors arbitrer entre rebâtir les installations civiles pour nourrir sa population et relancer son économie ou réinvestir des dizaines de milliards dans son programme nucléaire. Je doute que la population accepte cette dernière solution, le régime étant très impopulaire comme l’ont montré les manifestations Femme, Vie, Liberté  de 2022.

LE FIGARO : Israël, en écartant la menace des alliés de l’Iran, a-t-elle créé un espace de sécurité autour de lui ? 

Non. Le Hamas est neutralisé, mais le Hezbollah l’est à moitié, et l’Iran demeure avec sa capacité de nuisance. Ce dernier point sera à analyser après une semaine de frappes. Bien sûr ces derniers mois font jurisprudence pour les alliés de l’Iran. Mais si Israël peut éloigner la menace en termes de missiles balistiques, elle fait face à une menace plus proche : la démographie.

En 2007, sur les territoires de la Palestine mandataire, on comptait 10,7 millions d’habitants dont 51% de Juifs, 46% d’Arabes et 3% d’étrangers. En 2023 cohabitaient 15,3 millions d’habitants pour 47% de Juifs, 49% d’Arabes et 4% d’étrangers. En Cisjordanie, malgré l’augmentation des implantations israéliennes, 17% des habitants étaient Juifs en 2007 pour 13% en 2023. Enfin, la croissance démographique israélienne est portée par les religieux orthodoxes, qui refusent le service militaire. La démographie palestinienne est, pour Israël, une lame de fond considérée comme une bombe à retardement. Ce qui explique en partie la volonté de Benyamin Netanyahou d’évacuer la population de Gaza vers d’autres pays.

LE FIGARO : Qu’attendre comme réaction de l’Iran à ces frappes ?

Le régime a lancé des drones. Il peut lancer des salves de missiles, comme il l’a fait par deux fois en 2024, mais sa réplique se déroulera sur le long terme via ses alliés régionaux. À court terme, ses options semblent limitées. Le Hezbollah est très affaibli, et la flotte américaine croise au large des positions des Houthis au Yémen. Si des bases américaines venaient à être touchées dans le Golfe ou en Irak, cela donnera une justification à Donald Trump pour passer d’un soutien défensif d’Israël à un soutien offensif. Les négociations sur le nucléaire sont toujours ouvertes pour les Américains, cela offre une porte de sortie à l’Iran, même s’il est peu probable que les Mollahs la saisissent. Dans cette confrontation, l’Iran ne peut pas compter sur la Russie, occupée en Ukraine, ni sur la Chine, frileuse à intervenir militairement. Il est à craindre qu’il ne revienne à des attentats et au harcèlement des intérêts occidentaux.

LE FIGARO : Enfin, comment comprendre la réaction des pays arabes de la région, habituellement méfiant envers l’Iran ?

Ils ont peur de la riposte iranienne. Les réactions arabes sont hypocrites. Elles condamnent officiellement l’attaque israélienne, mais en sont très contentes, car aucun pays ne veut d’un Iran nucléaire. Il faut noter que ces frappes interviennent après un voyage de Donald Trump au Moyen-Orient, où il a récolté près 1000 milliards de dollars. Il est très probable que le président américain leur en est parlé. Et qu’en réponse, il ait reçu des investissements. Comme un remerciement pour la protection américaine.