Note de lecture réalisée par Sarah Chabert pour Recherches Internationales, n°132. Printemps 2025
Fabrice Balanche est un géographe et spécialiste du Moyen-Orient, reconnu pour son expertise sur la Syrie. Maître de conférences à l’université Lyon 2 et chercheur associé au Washington Institute, il s’est distingué par son approche géopolitique et sa connaissance approfondie des dynamiques territoriales et communautaires dans la région. Ayant vécu une dizaine d’années entre la Syrie et le Liban, il a développé une analyse fine des structures du pouvoir, de l’équilibre des communautés et de la territorialisation des conflits.
Dans Leçons de la crise syrienne, il met en perspective le conflit syrien débuté en 2011 en analysant ses causes profondes, son évolution et ses implications géopolitiques. En 2024, il est lauréat du prix du livre de géopolitique.
Son approche, marquée par une rigueur scientifique et une prise en compte des réalités locales, contraste avec certaines analyses occidentales qu’il juge souvent superficielles ou idéologiquement biaisées. Depuis 2011, la Syrie est plongée dans une guerre civile qui a profondément remodelé les équilibres internes et régionaux. D’abord uniquement perçue sous l’angle d’un soulèvement populaire contre la dictature de Bachar al-Assad, la crise s’est rapidement complexifiée avec l’implication d’acteurs internationaux (Russie, Iran, États-Unis, Turquie) et la montée en puissance de groupes djihadistes.
À travers cet ouvrage, Fabrice Balanche cherche à montrer en trois grandes parties dans quelle mesure ce conflit dépasse le simple cadre d’une lutte entre un régime autoritaire et des insurgés démocratiques. Il insiste sur la fragmentation ethnico-confessionnelle du pays, le rôle central des ressources et du territoire, ainsi que les erreurs stratégiques des puissances occidentales, notamment la France et les États-Unis au moyen de son regard de géographe. Ainsi, il met en exergue les difficultés internes auxquelles le pays était confronté depuis des décennies, notamment dans le partage et l’accès aux ressources du pays à l’ensemble de la population : l’accès à l’eau, ou à l’électricité dans nombre de zones rurales ou périurbaines demeure un enjeu crucial d’analyse qui est pourtant peu abordé. Dans une seconde partie, il s’attache à présenter les sous-jacents des insurrections et contre-insurrections. Enfin, en troisième partie, il présente avec acuité les dynamiques internationales et notamment les jeux d’influence iranien et russe, mais également la défaite de l’Occident.
Balanche remet en question l’idée selon laquelle la révolution syrienne aurait été spontanément démocratique. Pour lui, le soulèvement de 2011 ne peut être totalement envisagé et compris sans se pencher sur les dynamiques sociales, économiques et géographiques de la Syrie. Il souligne plusieurs facteurs expliquant l’explosion du conflit :
– La démographie galopante : la population syrienne a quadruplé en un demi-siècle, augmentant la pression sur les ressources naturelles, principalement l’eau, mais aussi les matières premières alimentaires.
– L’exode rural et l’urbanisation anarchique : la sécheresse des années 2000 a poussé des milliers de paysans vers les villes, alimentant le mécontentement social par le truchement de mesures datant d’Al Assad père visant à « normaliser » les phénomènes d’urbanisme non réglementaire.
– Les fractures communautaires : la Syrie est un pays mosaïque où les tensions entre sunnites, alaouites, Kurdes et autres minorités ont été exacerbées par le régime, qui a joué sur ces divisions pour asseoir son pouvoir agitant sans relâche le spectre de l’anarchie et du chaos .
L’auteur montre que ces éléments ont contribué à accélérer le processus de conflit dans lequel les lignes de fracture confessionnelles ont rapidement pris le dessus sur les revendications démocratiques initiales.
L’auteur insiste sur la dimension territoriale du conflit. Il montre que la guerre en Syrie n’a pas seulement opposé des forces idéologiques, mais a été une lutte acharnée pour le contrôle des axes stratégiques et des ressources naturelles. Trois éléments retiennent particulièrement l’attention :
– L’importance des axes routiers et des grandes villes : la bataille pour Alep en 2016 a été un tournant majeur, symbolisant la reconquête du régime sur le pays utile.
– Le rôle de l’eau et du pétrole : la Syrie est un pays où l’accès à l’eau est crucial. La prise du barrage de Tabqa par Daech en 2014 et son importance pour la survie du califat en est une illustration.
– La géographie des zones de contrôle post-2019 : aujourd’hui, le pays est morcelé en trois grandes zones : le nouveau régime, à l’instar de l’ancien, contrôle l’essentiel des grandes villes, les Kurdes dominent le nord-est, et des factions rebelles subsistent dans le nord-ouest sous protection turque. Les récents événements, massacres et déstabilisations sécuritaires sur lesquels le régime d’HTS confesse ne pas avoir prise traduisent une véritable division opérationnelle entre groupes autrefois rivaux dans leur combat contre le régime baathiste et dont l’unité paraît incertaine.
L’un des points centraux du livre est l’analyse du rôle des puissances étrangères. Contrairement à certaines idées reçues, Balanche considère que le régime syrien n’a jamais été réellement isolé. Il met en avant le soutien indéfectible de la Russie et de l’Iran : dès les premiers mois du conflit, ces deux alliés ont compris que la chute d’Assad signifierait une perte stratégique majeure. L’intervention russe en 2015 a marqué un tournant décisif, rétablissant l’équilibre en faveur de Damas.
« Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron »: L’Occident s’est enlisé dans une forme d’aveuglement stratégique. Ainsi, les États-Unis et l’Europe, notamment la France, ont soutenu des groupes d’opposition sans mesurer l’ampleur de leur infiltration par des factions islamistes. Balanche critique « l’irréalisme » de la diplomatie française, qui a parié sur une chute rapide du régime, quitte à apporter une contribution directe en armes à des groupuscules présentés comme laïcs, mais qui ont tôt ou tard grossi les rangs d’organisations islamistes, qui composent aujourd’hui les factions derrière HTS et son leader, Ahmad al Charaa dit al Jolani, lui-même ancien combattant et fondateur du front al-Nosra en Syrie. Enfin, il aborde le jeu ambigu de la Turquie qui, initialement opposée à Assad, a surtout cherché à empêcher l’émergence d’un Kurdistan syrien autonome, quitte à s’allier ponctuellement avec la Russie.
Balanche s’appuie sur une connaissance approfondie du terrain. Contrairement à de nombreux analystes qui se basent sur des sources indirectes, il mobilise des données cartographiques et démographiques précises pour appuyer son argumentation. Cette approche lui permet d’offrir une vision plus nuancée que celles qui dominent souvent le débat occidental sur la Syrie, qu’il s’agissent de celles qui ont dominé le débat préalable à l’opération Chammal ou celles qui émergent depuis la chute du régime d’Assad, le 8 décembre 2024 suggérant une lecture souvent trop manichéenne des forces en présence.
L’un des aspects les plus marquants du livre est la critique sans concession des politiques occidentales en Syrie. Balanche fustige l’aveuglement stratégique de la France et des États-Unis, qui ont sous-estimé la résilience du régime et mal anticipé les conséquences de leur soutien à certaines factions rebelles. Il démontre que les choix occidentaux ont parfois aggravé la situation en contribuant à la fragmentation du pays et en laissant le champ libre à des puissances comme la Russie et l’Iran. Si l’ouvrage est extrêmement riche, il reste centré sur une approche géopolitique et territoriale. Il accorde relativement peu de place aux dynamiques sociales et à l’impact humain du conflit sur les populations civiles.
Une partie des griefs à l’endroit de l’auteur peuvent trouver leur source dans son analyse centrée sur la Realpolitik, qui peut donner le sentiment d’une forme d’indulgence à l’égard du régime d’Assad. En réalité, cette perspective offre la possibilité de cerner l’extrême complexité de ce conflit. Les Leçons de la crise syrienne est une lecture incontournable pour comprendre la complexité du conflit syrien. Fabrice Balanche y démontre que la guerre en Syrie est bien plus qu’un affrontement entre dictature et opposition : c’est une recomposition géopolitique majeure où les enjeux territoriaux, confessionnels et internationaux s’entrelacent.
L’ouvrage se distingue par sa rigueur, sa cartographie précise et son analyse sans concession des erreurs stratégiques occidentales. Il permet de mieux appréhender pourquoi la Syrie, loin de retrouver une stabilité durable, demeure un champ de bataille d’intérêts rivaux où l’avenir reste incertain. Plus que jamais aujourd’hui, la Syrie est plongée dans une bataille d’intérêts rivaux où l’avenir reste incertain. Plus que jamais aujourd’hui, la Syrie est plongée dans une obscurité qui invite à questionner l’avenir de la région.