A la suite du symposium international d’Erbil : “Drought, and the Impact of Climate Change on the Political, Economic, and Demographic Situations of Iraq”, les 11 et 12 mai 2024, et de ses recherches, Fabrice Balanche présente son analyse sur les mouvements démographiques en Irak au regard du changement climatique. Article publié sur le site du Centre Français de Recherches sur l’Irak

Migration et réchauffement climatique en Irak

La Banque mondiale affirme, dans un rapport de 2023, que l’Irak est le cinquième pays au monde le plus impacté par le réchauffement climatique. Les températures s’élèvent au-dessus de 50 degrés pendant de longues semaines en été. La disponibilité en eau s’est effondrée au cours des vingt dernières années, passant de plus de 2,000 ㎥ par habitant et par an à moins de 500 ㎥ aujourd’hui. Les précipitations sont en baisse constante et en particulier les barrages de rétention en Turquie et en Iran ont sérieusement réduit le flot du Tigre, de l’Euphrate et de leurs affluents comme la rivière Dyala. Il convient également de souligner que les besoins sont croissants en Irak, avec une population passée de 20 millions en 1994 à près de 45 millions en 2024, et qui devrait atteindre les 80 millions en 2050. La dépendance alimentaire et le coût de la résistance au réchauffement climatique pourraient rapidement devenir insoutenables malgré la richesse du pays en hydrocarbures, provoquant dans un premier temps d’importantes migrations internes.

Le stress hydrique au Levant, Fabrice Balanche

Le stress hydrique au Levant, Fabrice Balanche

Face au réchauffement : des solutions non durables

Si la nourriture ne provient plus d’Irak, elle est importée grâce aux ressources fournies par les exportations de pétrole. Avec une production qui approche des 5 millions de barils par jour, le pays peut se permettre désormais de générer une électricité abondante et peu coûteuse qui autorise la population à s’équiper en climatiseurs. La plupart des logements, même dans les vastes ceintures de misère qui entourent les métropoles, en sont dotés. C’est la solution trouvée au Qatar, aux Émirats Arabes Unis et bien d’autres pays aux climats arides et semi-arides pour résister aux chaleurs estivales. Dans ces conditions, il n’est donc pas utile d’employer des matériaux isolants dans la construction. Dans certains endroits, où l’électricité est gratuite, on ne prend pas la peine de fermer portes et fenêtres lorsque les climatiseurs fonctionnent.

Durant la période estivale, les populations les plus fortunées partent en Europe, en Turquie et autres cieux plus cléments que la fournaise des plaines mésopotamiennes. Les Irakiens viennent également passer l’été au Kurdistan. Une partie du développement immobilier est lié à cette recherche de fraîcheur naturelle par les habitants du centre et du sud de l’Irak. Les Irakiens qui n’ont pas les moyens de quitter le pays affectionnent ainsi le Kurdistan pour sa relative douceur, ses paysages et la liberté en comparaison du rigorisme qui règne en dehors de la région autonome. Leur rêve est donc d’y posséder un appartement qui servira pour les vacances, mais également pour la retraite.

Dukan, Kurdistan d'Irak, Fabrice Balanche

Dukan, Kurdistan d’Irak, Fabrice Balanche

Le Kurdistan connaît une arrivée massive de touristes intérieurs qui s’ajoute aux déplacés internes depuis 2014, mais il ne subit pas encore une vague de réfugiés « climatiques » puisque l’État rentier dispose des ressources financières pour maintenir les Irakiens sur place. Cependant, on peut s’interroger sur la capacité du gouvernement irakien à poursuivre cette généreuse politique dans l’avenir. Même dans les pays du Golfe, tel que l’Arabie Saoudite, on commence à revenir sur l’État providence, car l’entretien des 45 millions de citoyens coûte une fortune. Par ailleurs, en Irak, le réseau électrique pourra-t-il supporter l’explosion de la demande ? Il est vétuste et les branchements illégaux engendrent de nombreux dysfonctionnements. Une panne majeure au cœur de l’été n’est pas à exclure. Cela conduira à un exode massif des populations vers les montagnes kurdes, quitte à dormir dans la nature. Comme un habitant de Bassora me l’a expliqué lors de la canicule de 2018.

L’effondrement agricole du Sud

Le sud de l’Irak était un jardin, mais désormais beaucoup de périmètres irrigués ne sont plus que des étendues incultes. La technique de submersion en vigueur a stérilisé les champs en provoquant des remontées de sel. Mais surtout, l’eau manque pour alimenter les cultures. Le mode d’irrigation traditionnel est trop dispendieux. Il faut 7 ㎥ pour qu’une plante absorbe 1 ㎥ le reste s’évapore dans les zones arides. Si on ajoute les pertes dans les canaux et l’évaporation dans les réservoirs, le système irakien gaspille plus de 90% de l’eau injectée. Par ailleurs, il ne peut fonctionner que dans le cadre d’une structure hypercentralisée où les agriculteurs craignent l’État. C’était le cas à l’époque du Baath, lorsqu’il a été construit. Cependant aujourd’hui, il n’existe plus d’autorité pour piloter les tours d’eau, drainer les sols en hiver et réguler la consommation afin que l’eau atteigne les extrémités du vaste périmètre irrigué. Les exploitants se servent en amont et l’aval n’est plus alimenté. Les plus puissants volent la ressource aux faibles. La mauvaise gestion et l’absence de civisme sont tout autant responsables de la faillite du système d’irrigation que la pénurie. Cette dernière accentue le phénomène puisque la rareté encourage les conflits d’usage. En outre, l’État irakien ne protège pas les productions agricoles de la concurrence étrangère. Les marchandises turques et iraniennes inondent le marché à des prix inférieurs, ce qui remet en question la rentabilité de l’agriculture du Sud. Enfin, les jeunes sont davantage attirés par un travail dans les services en ville ou un engagement dans les milices (Hachd al-Chaabi) que par celui de la terre. Cela conduit à un intense et inexorable exode rural.

La campagne autour d'Amarah Fabrice Balanche

La campagne autour d’Amarah, photo Fabrice Balanche

La destruction des villes irakiennes

La situation catastrophique des campagnes dans le sud de l’Irak conduit la population à s’installer en ville. Les ceintures de misère se développent autour des grandes agglomérations, mais les ruraux viennent également occuper les anciens centres dégradés. Cette population nombreuse et de culture tribale s’empare de terrains en périphérie et y construit des maisons de fortune. Elles comptent sur le soutien des partis politiques et des chefs tribaux pour rester sur place et obtenir, dans le futur, des titres de propriété. Cette situation crée des tensions avec les citadins d’origine qui ne supportent pas la cohabitation. La dégradation des services publics, les diverses pollutions et l’insécurité encouragent les classes moyennes et supérieures à s’installer dans des « gated communities » (“communautés fermées”). À Bassora, une agglomération de cinq millions d’habitants, dont au moins deux millions vivent dans les ceintures de misère, les quartiers fermés se multiplient. La demande de logement y est forte et ils sont déjà réservés avant qu’ils ne soient construits. Dans les villes moyennes comme Amara et Nassiriya, on assiste au même phénomène. Les édiles locaux étant bien souvent associés aux promoteurs immobiliers, ils n’ont guère intérêt à améliorer les conditions de vie des citadins pour les encourager à s’enfermer dans ces zones réservées.

Une villa squattée à Bassora, photo Fabrice Balanche

Une villa squattée à Bassora, photo Fabrice Balanche

Cependant, là encore dans ces quartiers modernes, il n’existe aucune stratégie à l’égard du changement climatique. Les édifices pourraient être bâtis avec des matériaux isolants, mais les promoteurs préfèrent bien sûr maximiser leurs profits en utilisant de la mauvaise qualité, ce qui conduit en outre à leur rapide dégradation. La reconstruction de Mossoul aurait pu être également l’opportunité d’ajuster l’habitat aux nouvelles conditions climatiques. L’Union européenne a ainsi financé une partie de la réhabilitation de la vieille ville, sans toutefois contrôler la qualité des bâtiments ni imposer qu’ils soient adaptés aux rigueurs continentales de la plaine de Ninive. L’occasion d’exporter le savoir-faire européen en la matière a donc été perdue. Quant au reste du centre historique de Mossoul, il attend sa destruction pour être remplacé par un projet immobilier moderne et futuriste qui n’intégrera aucunement la nouvelle donne. Les agglomérations irakiennes s’étendent à perte de vue sous la forme de vastes banlieues à l’américaine. Elles reposent sur l’utilisation massive de la voiture individuelle et la consommation d’espace. Cela augmente la dépense énergétique de l’habitat urbain et par conséquent le coût de la vie pour la population. Une rupture brutale de l’approvisionnement électrique et un renchérissement du prix des carburants provoqueront un effondrement du modèle.

Conclusion

L’augmentation des températures et la pénurie d’eau sont les problèmes majeurs de l’Irak. Les ressources du pays devraient être consacrées à résoudre ces deux défis. Il faudrait adapter l’habitat et gérer la rareté de l’eau. Or, les solutions qui consistent à fournir une électricité abondante et quasi gratuite, ainsi que recourir à des importations massives de nourriture sont courtermistes et contre-productives. Cela augmente la dépendance de l’Irak à l’égard de l’exportation des hydrocarbures et menace sa souveraineté. L’Irak dilapide ses richesses dans la consommation au lieu d’investir dans l’avenir. L’État ne pourra pas assumer sa fonction rentière au-delà de quelques années. La rupture sera brutale et entraînera la désertification accélérée des zones arides où la population se maintient artificiellement. Une migration forcée verra les habitants du Sud et de l’Ouest affluer dans le Nord-Est à la recherche d’un milieu moins hostile. Cette situation ne manquera pas de provoquer des conflits avec les Kurdes, ce qui est déjà le cas dans les territoires disputés comme Kirkouk. En effet, le réchauffement climatique accentue d’abord les tensions existantes avant d’en créer de nouvelles.