Publication originale : North Press Agency, 15 mars 2024
Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2, chercheur associé au Washington Institute. Il vient de publier Les leçons de la crise syrienne, chez Odile Jacob.
Le 15 mars est considéré conventionnellement comme l’anniversaire du début de la révolte syrienne. Ce jour-là, une cinquantaine de personnes manifestaient en silence devant le palais du gouverneur de Deraa. Le vendredi 18 mars, un rassemblement de plus grande ampleur a eu lieu à la sortie de la mosquée, mais cette fois elle fit deux morts. Les funérailles furent suivies par des milliers de personnes et ce fut le début d’une série de manifestations réprimées et d’affrontements entre la population de Deraa et le régime. Le vent de la révolte se répandit dans toute la Syrie. Des millions de Syriens descendirent dans la rue pour demander un changement de gouvernement, comme en Tunisie et en Égypte. Cependant, le processus ne fut pas le même que dans ces deux pays, en raison d’une islamisation rapide de la rébellion qui fit peur aux minorités, d’un système de pouvoir plus résilient qu’on ne le pensait et d’enjeux internationaux puissants.
Un pays divisé
Treize années plus tard, quel bilan pouvons-nous faire ? Sur le plan humain, nous avons eu 350,000 morts selon l’ONU, 8 millions de personnes sont réfugiés à l’étranger et 6 millions sont des déplacés internes sur un total de 26 millions de Syriens en 2024. La Syrie est divisée en quatre entités principales : le régime qui contrôle les 2/3 du pays et environ 11 millions d’habitants sur les 18 millions qui résident en Syrie. Hayat Tahrir al-Sham, la branche syrienne d’al-Qaïda, a créé un émirat islamique à Idleb, où vivent 2,5 millions de Syriens concentrés sur 3,000 km2. Le groupe terroriste profite de l’aide internationale et de la protection turque pour imposer son totalitarisme islamique. La Turquie occupe une bande de territoires discontinue dans le nord, dont elle a chassé la population kurde, et qui compte 1,5 million d’habitants sous le joug d’anciennes milices rebelles, dont des éléments de Daesh, regroupés au sein de la soi-disant Armée Nationale Syrienne (ANS). Enfin, l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), où résident 3 millions de personnes sous protection des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) appuyées par les États-Unis. Pour être complet, il faut ajouter la base américaine d’al-Tanef dans le sud-est du désert syrien.
Un conflit gelé en trompe l’oeil
Depuis mars 2020, date de la dernière offensive du régime contre Idleb, les lignes de front n’ont pas bougé et il semble que la partition du pays soit durable. Cependant, c’est un conflit gelé en trompe-l’œil. Car le régime n’a pas renoncé à reconquérir l’ensemble du territoire. Pour cela, il lui faut l’accord de la Russie et de l’Iran, qui lui fournissent ses moyens militaires, négocier avec la Turquie et obtenir le départ des troupes américaines de l’AANES. Car ces quatre acteurs internationaux occupent le terrain et défendent des intérêts qui leurs sont propres. Les proxys locaux ne possèdent ni les moyens ni la permission de lancer seuls des actions d’envergure. Certes, à Idleb, Mohamed al-Jolani s’ennuie et rêve de conquête, c’est pour cela qu’il s’attaque aux milices pro-turc à Afrin et qu’il rêvait en septembre dernier de s’emparer de Manbej. Dans ce cas précis, il avait l’aval de la Turquie.
Depuis la guerre en Ukraine, la Russie ménage la Turquie dont elle a besoin de la neutralité bienveillante. Cela signifie que le régime syrien n’a pas le droit d’envahir Idleb et les territoires sous contrôle turc. Les États-Unis ne veulent pas non plus se fâcher avec les Turcs, car ils ont besoin de leur collaboration positive au sein de l’OTAN, comme nous avons pu le constater avec le chantage d’Erdogan à l’entrée de la Suède et de la Finlande. Cela explique malheureusement pourquoi Washington laisse Ankara détruire les infrastructures de l’AANES et frapper les FDS avec ses drones. Mais la menace la plus sérieuse pour l’AANES vient désormais de l’Iran qui harcèle les troupes américaines en Syrie et en Irak, officiellement en représailles du soutien américain à Israël, depuis le début de la guerre à Gaza. Les bombardements américains en Irak sur les milices chiites ont fini par pousser le gouvernement irakien, sous influence de Téhéran, à demander la fin de la mission de la Coalition internationale contre Daesh. Un accord militaire bilatéral entre Washington et Bagdad est en cours de négociation, mais il n’est pas sûr qu’il aboutisse et surtout que les Etats-Unis puissent maintenir un dispositif puissant en Irak, ce qui remettrait en cause également la présence militaire américaine dans le Nord-Est syrien.
En mai 2023, Bachar al-Assad a été réintégré au sein de la Ligue arabe. Cela signifie qu’il n’a plus rien à craindre de l’Arabie Saoudite et du Qatar qui ont, dans le passé, largement soutenu la rébellion syrienne. En mars 2023, Ryad et Téhéran ont conclu un accord diplomatique sous les auspices de Pékin dont le but est de réduire les tensions entre les deux pays. L’Iran interdit aux Houthis de lancer des missiles sur l’Arabie Saoudite et cette dernière abandonne le Liban, la Syrie et l’Irak à Téhéran en n’y supportant plus les sunnites. Voilà en résumé quel deal a été finalisé. Cependant, Ryad fait le service minimum à l’égard de Damas, et refuse d’y investir des milliards pour reconstruire le pays, comme l’espéraient Bachar al-Assad et les Syriens qui subissent une situation économique désastreuse. Les émeutes régulières à Soueida traduisent l’exaspération populaire, mais après treize années d’une guerre sanglante, la population n’aspire plus qu’à la paix et il est peu probable que le régime soit déstabilisé de nouveau par une révolte. Les Syriens cherchent plutôt leur salut dans l’émigration.
Une épuration politico-ethnique
Huit millions de Syriens ont quitté le pays depuis 2011 et les candidats à l’exil sont toujours nombreux, car il est difficile de voir une amélioration des conditions de vie, bien au contraire. D’une part, le conflit est seulement gelé, mais pas terminé, l’inquiétude est donc forte quant à une reprise des combats notamment dans les zones qui échappent encore à Damas. D’autre part, le régime syrien applique une stratégie d’épuration politique massive qu’il considère comme indispensable à sa survie. La révolte de 2011 fut puissante parce que la majorité arabe sunnite, grâce à une puissante croissance démographique, atteignait 65% de la population contre 50% en 1980, au détriment notamment des minorités religieuses (alaouite, chrétien, druze, ismaélien …) plus favorables au régime. Les minorités, en raison d’une faible fécondité, sont passées dans le même temps de 35% à 20%. Ce qui réduisait le réservoir militaire alaouite. Quant à la communauté kurde, elle est restée stable durant cette période. Au sein des Arabes sunnites, la part des séculiers s’est réduite au profit des islamistes, beaucoup plus prolifiques, ce qui explique le soutien que Daesh et le Front al-Nosra ont pu trouver dans une partie de la population syrienne acquise à l’idéologie islamiste. Le fait que huit millions de Syriens, dont les trois quarts d’Arabes sunnites, aient quitté la Syrie permet de renforcer le poids des loyalistes. C’est aussi une des raisons pour laquelle le Nord-Ouest restera sans doute sous domination turque, car les 4 millions d’Arabes et de Turkmènes sunnites, pro-opposition et islamistes, constitueraient une menace pour la stabilité du régime. Bachar al-Assad rêve de les expulser en Turquie, mais Erdogan s’y oppose fermement. Enfin, les réfugiés syriens sont une ressource pour le régime, grâce à l’argent qu’ils transfèrent pour aider leurs familles à survivre. On estime que le million de Syriens qui se trouvent en Europe renvoie en Syrie chaque année 2 à 3 milliards d’euros : c’est la principale source de revenus du pays.
Un état de conflit permanent
Après 13 années de conflit, actif ou gelé, les Syriens aspirent à la paix et à une vie décente. Malheureusement, les conditions pour y parvenir ne sont pas réunies, que cela soit sur le plan intérieur ou extérieur. Le monde est rentré dans une confrontation entre l’Occident et le nouveau bloc eurasiatique dominé par la Russie, la Chine et l’Iran, comme au temps de la guerre froide. La Syrie se trouve sur cet axe de crises entre les deux blocs et constitue un théâtre d’affrontement militaire par procuration. La misère qui règne dans le pays fournit aux belligérants des milliers de combattants potentiels, jeunes hommes désœuvrés et sans espoir, pour qui la guerre représente un revenu et une chance de promotion sociale. Les maîtres de l’économie de guerre, incapable de se recycler dans les activités formelles, ont intérêt à maintenir un état de conflit permanent, source de leur richesse et de leur pouvoir. La Syrie rejoint le groupe des États faillis à l’instabilité continue.