Publié le 1 Avril 2023 dans le quotidien algérien francophone Horizons

Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie, analyse les changements constatés dans la position de certains pays arabes vis-à-vis de la Syrie. Selon lui, le séisme qui a frappé ce pays et la Turquie en février 2023 a accéléré le rapprochement avec Damas. Il estime aussi que «les pays arabes peuvent avoir plus de poids sur la scène internationale grâce à la rivalité entre le bloc occidental et le bloc eurasiatique».

Isolée depuis 2011, la Syrie revient peu à peu dans le giron arabe. Quelles sont, selon vous, les raisons de ce changement ?

Tout d’abord, il faut rappeler que Bachar al-Assad a gagné la guerre. L’opposition syrienne peut toujours dire qu’il ne gagnera pas la paix et qu’il est assis sur un champ de ruine. La réalité est là. Certes, il ne contrôle que les 2/3 du territoire, mais il s’agit de la Syrie «utile» : les grandes métropoles où se trouvent l’essentiel des infrastructures. Les pays arabes font donc le diagnostic que Bachar al-Assad retrouvera tôt ou tard la pleine souveraineté sur le pays ou tout du moins que son régime n’est plus menacé. C’est la première raison : on suit toujours le vainqueur.

Sur le plan international, durant ces dix dernières années, la Russie et la Chine se sont imposées comme des acteurs de premier plan au Moyen-Orient, mais également au Maghreb. Récemment, la Chine a réussi à rapprocher l’Iran et l’Arabie saoudite. La Russie et les pays pétroliers du Golfe partagent des intérêts communs sur le marché pétrolier qui vont à l’encontre de ceux de Washington. Je pourrais multiplier les exemples de la montée en puissance de l’axe «eurasiatique» (Chine-Russie) dans le monde arabe. L’influence occidentale se réduit sur le monde arabe et les Etats-Unis ont de plus en plus de mal à bloquer le rapprochement avec Damas. L’attitude des EAU est extrêmement révélatrice à ce sujet : en 2018, Abu Dhabi rouvre son ambassade à Damas et n’a de cesse de militer pour sa réintégration dans la Ligue arabe. Or, les Etats-Unis ne peuvent condamner cette attitude puisqu’en même temps, les EAU sont le moteur du pacte d’Abraham visant à normaliser les relations entre le monde arabe et Israël.

De plus en plus de pays arabes se rapprochent de Damas. Comment vous expliquez ce revirement dans la position de ces capitales ?

Le séisme qui a frappé la Syrie et la Turquie en février 2023 a accéléré le rapprochement avec Damas. Le roi de Jordanie et le président égyptien ont appelé le président syrien pour lui présenter leur soutien, une première depuis 2012. Les EAU ont organisé un pont aérien d’aide humanitaire vers la Syrie sans se préoccuper des sanctions internationales. L’Arabie saoudite a hésité 48heures avant, elle aussi, de participer à l’envoi d’une aide humanitaire massive, et son revirement est assez spectaculaire, car jusqu’à présent, elle s’opposait farouchement à tout rapprochement. Or, à la Conférence sur la sécurité de Munich, mi-février 2023, le même ministre saoudien avait déjà exprimé sa volonté de renouer le dialogue avec la Syrie car la situation de la population en Syrie et des réfugiés dans les pays voisins était désastreuse. Cela crée un risque de déstabilisation régionale. Le séisme qui a ravagé le Nord-Ouest de la Syrie n’a fait qu’augmenter la descente aux enfers du peuple syrien.

La diplomatie dite «du tremblement de terre» de Bachar al-Assad fonctionne grâce à ce processus d’apaisement au niveau régional. Par ailleurs, le séisme est la meilleure occasion de se rapprocher de Bachar al-Assad sans perdre la face. Les condoléances sont souvent des moments de réconciliation entre parents fâchés ou voisins hostiles qui finalement n’attendent qu’une occasion pour solder le passé.

La réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe dont elle a été suspendue fin 2011, est un sujet récurrent. Lors du Sommet d’Alger, cette éventualité a été abandonnée. Pensez-vous qu’à la faveur des changements de ces derniers jours, son retour pourrait être acté lors du prochain sommet ?

Fin avril, après l’Aïd El Fitr, le ministre des Affaires étrangères saoudiens, Fayçal Ben Farhan, doit se rendre à Damas pour sceller la réconciliation entre les deux pays et sans doute annoncer la participation de la Syrie au Sommet de la Ligue arabe à Riyad en mai prochain. La réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe au Sommet d’Alger a été bloquée, alors que beaucoup de pays dont l’Algérie militaient pour cela. D’ailleurs, Bachar al-Assad n’a pas insisté en disant que cette question ne devait pas être un motif de fâcherie pour cet important sommet.

Sur la scène proche-orientale, nous assistons depuis quelques semaines à des rapprochements qui semblaient jusqu’à une date récente improbables, à l’exemple de ce qui s’est passé entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Quelle est votre lecture ?

La sollicitude de l’Arabie saoudite à l’égard de la Syrie s’inscrit dans le contexte de la réconciliation avec l’Iran, réalisée sous l’égide de la Chine. Le 10 mars dernier, les deux pays ont ainsi prévu de rétablir leurs relations diplomatiques, et le roi Salman a officiellement invité le président Ibrahim Raïssi à se rendre en Arabie saoudite. Ce conflit est au cœur des manœuvres politiques au Moyen-Orient. L’empire du Milieu possède d’excellentes relations avec les deux puissances régionales qui sont ses principaux partenaires commerciaux au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite a besoin de la paix pour bâtir ses projets futuristes dans le désert. L’Iran doit relancer son économie après la contestation de l’automne 2022, sous peine de voir une nouvelle explosion sociale arriver. Les deux pays consomment chinois et les infrastructures sont également confiées largement à des sociétés chinoises. Il est donc primordial pour la bonne santé économique de l’empire du Milieu que la paix s’installe au Moyen-Orient. C’est également un immense succès diplomatique pour la Chine qui se fait au détriment de l’influence américaine. Je ne pense pas que cela puisse remettre en cause le pacte du Quincy (position économique dominante contre protection militaire), qui régit les relations entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis depuis 1945, mais c’est une sérieuse brèche.

L’accord entre les puissances régionales peut-il redistribuer les cartes dans la région et donner plus de poids au monde arabe ? Quel sera son impact sur les conflits en cours ?

La période d’hégémonie de l’Occident sur le monde commencée avec la disparition de l’URSS s’est achevée dans la décennie 2010. Je pense justement que le sauvetage de Bachar al-Assad par la Russie est le symbole de la fin de l’unilatéralisme. Le retour de la Russie et l’apparition de la Chine sur la scène internationale permettent par conséquent aux pays arabes de profiter de la concurrence pour s’émanciper de l’influence occidentale et américaine en particulier. C’est le cas aujourd’hui parce que nous sommes dans une période de transition entre l’unilatéralisme et le bipolarisme. Car le camp anti-occidental, que nous pouvons appeler «eurasiatique» (Chine, Russie et Iran), commence à se structurer et la confrontation avec l’Occident va aboutir au même processus que durant la guerre froide avec la vassalisation des pays du Tiers monde. Albert Sauvy, l’auteur de cette notion, dans un article célèbre de l’Observateur (ancêtre du Nouvel Observateur), publié en 1952, intitulé «Trois mondes, une planète», évoque l’existence de deux mondes, pays occidentaux et pays du bloc communiste, entre lesquels sévit une guerre froide pouvant se muer en conflit ouvert. Cette opposition niait l’existence d’un troisième monde, l’ensemble des pays sous-développés, d’ailleurs convoités par les deux blocs.

Il me semble donc que nous sommes dans le monde dans une période comparable aux années 1950 qui avait vu apparaître le mouvement des Non-alignés et des leaders comme Nasser, chantre du nationalisme arabe.

Dans un premier temps, les pays arabes peuvent donc avoir plus de poids sur la scène internationale grâce à la rivalité entre le bloc occidental et le bloc eurasiatique. La guerre en Ukraine est extrêmement révélatrice à ce sujet. Les deux blocs se cherchent des alliés. Les pays arabes doivent donc être extrêmement prudents. Ils peuvent réussir à éviter les écueils, mais pour cela, ils doivent bâtir, sur le plan individuel mais aussi collectif, une véritable souveraineté économique et des relations stratégiques équilibrées dans le cadre de la nouvelle guerre froide Occident-Eurasie.

L’Algérie œuvre à la réunification des rangs arabes et à la relance d’une action commune. Pensez-vous que cette voie est la plus indiquée pour faire face aux défis actuels ?

Oui, je pense que l’Algérie a raison de poursuivre dans cette voie. Mais nous entrons au niveau mondial dans une phase où le dérèglement climatique va bouleverser les paramètres géopolitiques traditionnels. Les nations souveraines seront celles qui disposent à la fois d’une indépendance énergétique et alimentaire. Ce qui signifie que les ressources en eau vont prendre une importance considérable dans la construction de la souveraineté agricole. Le monde arabe dispose de moyens financiers considérables grâce à la rente des hydrocarbures, mais de conditions géographiques défavorables dans le cadre du réchauffement climatique. Cela devrait être central dans la réunification des rangs arabes. Cette prise de conscience permettrait de dépasser les querelles politiques qui apparaîtront bientôt comme dérisoires face aux bouleversements sociaux liés au changement climatique qui attendent le monde arabe.

Entretien réalisé par Nadia Kerraz