Politique étrangère, vol. , no. 2, 2022, pp. 161-174.

D’octobre 2019 à mars 2020, le Nord de la Syrie fut marqué par deux offensives complémentaires. La Turquie s’est emparée d’une bande de territoire au détriment des Forces Démocratiques Syriennes, tandis que l’armée syrienne épaulée par la Russie et l’Iran reprenait la moitié de la poche rebelle d’Idleb[1]. Depuis cette date les principaux fronts sont gelés. L’armée syrienne s’est contentée de réduire les derniers bastions rebelles de Deraa durant l’été 2021. Dans le Nord-Est, Daesh a lancé une attaque contre la prison de Hassakeh, en janvier 2022, pour tenter de libérer ses combattants. L’organisation terroriste connait une forte résurgence et harcellent dans l’Est du pays l’armée syrienne et les FDS. Enfin, Israël frappe régulièrement les positions pro-iraniennes en Syrie, tout comme les Etats-Unis qui répliquent en Syrie aux attaques perpétrées par des milices chiites pro-iraniennes contre ses bases en Irak. Depuis le cessez le feu entre l’armée syrienne et la Turquie à Idleb, le pays ne connait donc pas la paix, mais le degré de violence a nettement décru, comme en témoigne la forte diminution du nombre de victimes. 2021 fut l’année où le nombre de victime fut le plus bas depuis 2011 : 3,700 morts (civils et militaires) contre 6,800 en 2020 et 76,000 en 2014, qui fut l’année la plus meurtrière de la guerre civile[2].

La crise syrienne s’apparente de plus en plus à un conflit gelé. Les négociations de paix lancées à Genève sous l’égide de l’ONU n’avancent pas, malgré les efforts et la patience de l’envoyé spécial Geir Pedersen. Après avoir passé deux ans à discuter de la composition des délégations de l’oppositions, de la société civile et du gouvernement syrien, l’envoyé spécial est aujourd’hui simplement réduit à négocier la date d’une prochaine rencontre au résultat bien entendu stérile. Les discussions entre les autorités de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) et celles de Damas sont au point mort. L’intransigeance du régime de Bachar al-Assad est totale sur les deux fronts. La Russie aurait souhaité qu’il se montre plus conciliant à l’égard de l’opposition pour parfaire sa stature internationale de médiateur. Vis-à-vis des Kurdes, Moscous espérait que quelques concessions concernant une vague autonomie pourrait ramener le Nord-Est syrien et son pétrole dans le giron de Damas sans avoir à utiliser la force. Désormais, avec le conflit en Ukraine, l’heure ne semble plus aux diplomates sur le dossier syrien, mais plutôt aux hommes d’action.

La Syrie divisée et occupée en 2022

La Syrie divisée et occupée en 2022

Dès le début de la crise, le destin du pays a rapidement échappé aux Syriens. Si les causes de la révolte étaient endogènes en revanche les interventions extérieures ont dominé le conflit. La Syrie est devenue l’épicentre de l’arc de crises entre le bloc eurasiatique en constitution, que la guerre en Ukraine achève de cimenter, et les Occidentaux. Il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences de la guerre en Europe sur la Syrie. Dans un premier temps on peut s’attendre à une prolongation du statu quo puisque la Russie est occupée et que les Etats-Unis ne semble plus vouloir reculer face à la Russie. Cela signifient que les troupes américaines ne se retireront pas du Nord-Est syrien, prolongeant ainsi la vie de l’AANES qui ne survit que grâce au soutien militaire et économique de l’Occident[3]. La Turquie peut s’accommoder de cette situation car la menace russe est plus importante désormais que l’élimination des Kurdes du Nord-Est syrien. Quant à l’Iran, il construit patiemment son axe[4] à travers le Proche-Orient, mais il ne prendra pas d’initiative contre les Etats-Unis sans l’assentiment de la Russie. Sa priorité aujourd’hui demeure la conclusion d’un accord sur le nucléaire afin que les sanctions économiques soient levées. Ainsi, le statut quo entre les acteurs extérieurs aboutit à une fragmentation durable du territoire syrien entre la zone gouvernementale, l’Administration Autonome du Nord et de l’Est Syrien, les territoires sous « protectorat » turque et la poche rebelle d’Idleb.

La zone gouvernementale : poursuite de la contre-insurrection

Le régime de Bachar al-Assad a réussi à reconquérir les deux tiers du territoire syrien, alors qu’il avait atteint un étiage avec seulement 20% en mai 2013. Cette zone compterait 10 millions d’habitants sur les 17 millions qui résident actuellement en Syrie, puisque 7 millions de Syriens sont réfugiés à l’étranger. La reconquête s’est faite souvent par le vide, car Damas n’a pas cherché durant cette guerre à reconquérir les cœurs mais plutôt à tordre le cou à l’insurrection. La restauration de son pouvoir se fait donc de façon impitoyable à l’égard de ses ennemis qui sont chassés du territoire. Les populations sont ensuite reprises en mains grâce à l’appui des notables traditionnels qui retrouvent leur place dans le système clientéliste de l’Etat. La restauration des services publics et la reconstruction, même limitée, constituent les outils privilégiés pour obtenir la loyauté de population démunies.

La restauration du pouvoir central à travers les notables

Les zones reconquises à partir de 2016 ont échappé au contrôle du gouvernement syrien assez longtemps pour que des structures alternatives se mettent en place et apportent des services à la population : les comités locaux. Lors de son retour, le gouvernement syrien s’est appuyé sur les notables, même s’ils s’étaient investis dans des structures de gouvernance alternatives. Au contraire, il s’agissait de les ramener vers lui ainsi que leur clientèle. Les comités locaux furent dissous et les municipalités réactivées avec leurs « élus » et leurs fonctionnaires, qui n’avaient d’ailleurs pas cessé de travailler et d’être rémunérés par l’Etat pour la plupart d’entre eux. Cependant, les comités locaux reposaient sur des réseaux informels qui avaient pour base le quartier, la communauté ou le clan. Il n’est donc pas possible pour les autorités officielles de s’en priver pourvu que les têtes de réseau aient fait allégeance. A titre d’exemple, le « comité central pour les négociations » à Deraa est ainsi formé par des anciens dirigeants de l’Armée Syrienne Libre, des activistes politiques, des juristes et des avocats soutiens de l’opposition et bien placés dans la hiérarchie tribale locale[5].

La reconstruction : punition et allégeance

Au Printemps 2018, le gouvernement syrien a promulgué une loi sur la reconstruction du pays qui demande aux Syriens de clarifier leurs droits de propriété. Les propriétaires avaient un mois pour apporter aux bureaux du cadastre la preuve de la propriété de leurs biens. L’opposition a tout de suite accusé le gouvernement syrien de vouloir spolier des millions de Syriens de leurs biens immobiliers, en particulier ceux qui ont fui le pays ou qui se trouvent dans des zones contrôlées par l’opposition et par conséquent qui n’ont pas la possibilité de se rendre au bureau du cadastre de leur domicile. Le gouvernement syrien répond qu’il s’agit d’une mesure technique pour mettre à jour le cadastre et faciliter la reconstruction des quartiers détruits sans léser personne. Il a ensuite étendu le délai à une année face à la contestation qui a atteint ses propres rangs. Les nouveaux riches et les chefs de guerre ont pu ainsi blanchir les capitaux accumulés pendant la guerre, en particulier dans les quartiers centraux des grandes villes qui sont très prisés par ses nouveaux venus plutôt d’origine rurale ou péri-urbaine.

Cependant, pour pouvoir vendre ses biens immobiliers, encore faut-il disposer d’un titre de propriété en bonne et due forme, ce qui n’est pas le cas pour des millions de Syriens qui vivent dans des quartiers informels. En 2011, 45% des habitants d’Alep et 50% des habitants de la banlieue de Damas résidaient dans de l’informel. Or, c’est précisément de ces quartiers que sont venues les manifestations contre le régime. Ces quartiers ont ensuite échappé au contrôle du régime jusqu’à leur reconquête plus ou moins destructrice. Il n’est donc plus question de reconnaître sur la base de factures d’électricité ou de contrats manuscrits non enregistrés au cadastre la propriété dans ces quartiers rebelles. Car les habitants ont rompu le contrat tacite qui existait entre eux et le régime : le droit de construire illégalement en échange de la loyauté. Dans les années 1980, face à la crise du logement, qui ne fit que s’accentuer dans les décennies suivantes, Hafez al-Assad avait laissé se développer l’informel faute de pouvoir fournir des logements à la population, cela avait l’avantage de maintenir sur leur tête une épée de Damoclès. Désormais cette épée tombe sur les têtes récalcitrantes : la reconstruction de la Syrie commence par la destruction de territoires urbains reconquis sur la rébellion, comme à Jobar ou à Daraya. Certes, le régime syrien ne va pas systématiquement raser toutes les zones rebelles reconquises. Mais il fait quelques exemples pour inciter les populations locales à lui prêter une allégeance forte et sans ambiguïté.

Le lent et partial retour des services publics

Le retour des services publics dans les zones reconquises est un puissant levier sur les populations. Alors qu’il est assez simple de rétablir l’électricité, nous l’avons vu lors de la reprise du centre de Homs où en 24 heures le quartier était reconnecté au réseau, les ex-zones rebelles sont dans l’obscurité. A Deraa, la population se plaint d’être rationnée davantage que dans les zones restées loyalistes. Face à une pénurie générale, il est clair que les zones reconquises ne sont pas la priorité du gouvernement syrien. Les habitants sont même soumis à un véritable racket de l’administration qui leur présente des factures d’électricité cumulées pendant plusieurs années, qu’ils doivent payer pour avoir accès au courant[6]. Or, ils n’étaient pas forcément présents pendant toutes ces années. Ils ont beau protester l’administration se montre inflexible. En fait, cet arbitraire est destiné à restaurer l’autorité de l’appareil d’Etat sur des populations jugées hostiles. Le non-paiement des factures, qui était monnaie courante avant 2011 et tout aussi toléré que l’habitat illégal, est aujourd’hui un crime de lèse-majesté dans les zones reconquises car les habitants ont rompu le pacte social avec le régime en se révoltant. Il ne leur est donc plus rien toléré.

En raison de ses problèmes financiers, l’Etat syrien compte sur l’aide humanitaire internationale pour apporter les services à la population. Les ONG étaient présentes dans la plupart des zones rebelles avant leur reconquête. Désormais, pour avoir le droit d’intervenir dans ces mêmes zones, elles doivent demander une accréditation à Damas. Le processus est lent et très sélectif. Les rares ONG occidentales qui obtiennent l’accréditation sont celles qui sont restées tout au long de la crise du côté gouvernemental et ne font pas d’opérations transfrontalières. Face à l’étendue des besoins, Damas accepte aujourd’hui que les ONG fassent une demande d’accréditation, tout en poursuivant le travail dans les zones non gouvernementales (Idleb et le Nord-Est syrien), si elles s’engagent par écrit à arrêter leurs projets dans ces zones lorsqu’elles obtiendront l’autorisation. Seul le Comité norvégien pour les Réfugiés bénéficie d’une exception. Par conséquent, peu d’ONG sont autorisées à travailler dans les anciennes zones rebelles, et lorsque c’est le cas, elles sont très encadrées par le Croissant rouge syrien et le Syria Trust, la fondation dirigée par Asma al-Assad.

La contre-insurrection à travers la gouvernance des zones reconquises

Les zones les plus hostiles au régime durant l’insurrection sont vidées de leur population et complètement détruite. Il s’agit de compliquer la vie à la population pour qu’elle évite de revenir et se disperse en Syrie ou de préférence à l’étranger. La dissolution des liens sociaux et de l’attachement au territoire est le meilleur moyen d’empêcher une nouvelle insurrection. La punition est durable et impitoyable. Le gouvernement syrien a déjà expérimenté ces méthodes après le soulèvement des Frères Musulmans (1979-1982).

 

2-L’Administration Autonome du Nord et de l’Est Syrien est sous perfusion

L’AANES compte environs 2,5 millions d’habitants dont seulement un gros tiers sont kurdes. La composition des FDS est à l’image de la démographie régionale puisque sur les 115 000 combattants, seuls 30% sont kurdes[7]. Les Unités de protection du peuple (YPG) est la principale composante avec 70 000 combattants, dont les deux tiers sont kurdes en revanche. La plupart des Arabes ne sont pas impliqués dans la lutte contre Daesh ni contre les milices pro-turques, mais font seulement partie des Forces de la Défense civile, chargées du maintien de l’ordre.

En octobre 2019, l’armée syrienne et l’armée russe se sont déployées dans le Nord-Est à la place des forces occidentales. Le régime syrien contrôle toujours directement des enclaves : les quartiers centraux de Qamichli, son aéroport, une dizaine de villages arabes au sud de la ville et le centre de Hassakeh. La Russie a déployé trois bataillons de police militaire, mais sans support de l’aviation puisque le ciel reste sous le contrôle des États-Unis à l’est d’une ligne Tel Tamer et Deir ez-Zor. La Russie dispose cependant d’une base d’hélicoptères à Qamichli. La Russie contrôle les grands axes de communication et les carrefours stratégiques. Elle renforce ses positions au sud de l’Euphrate pour pouvoir intervenir, le cas échéant, rapidement dans la zone de l’AANES, à la faveur d’une éventuelle révolte arabe contre les FDS ou bien d’une nouvelle offensive turque. A partir de Tel Abyad et de Ras al-Aïn, l’Armée nationale syrienne (ANS) pro-turque bombarde régulièrement Aïn Aïssa et Tel Tamer, deux carrefours stratégiques, rendant impossible l’utilisation de la route M4, entre Manbij, Kobané, Raqqa et le cœur de l’AANES : Qamichli – Hassakeh. Les FDS craignent une nouvelle offensive de la Turquie, en particulier dans la région de Kobané.

L’AANES et les FDS reçoivent une aide militaire, humanitaire et pour la reconstruction de la part de la Coalition internationale contre Daesh. Les États-Unis ont toujours 900 hommes en Syrie avec un nombre inconnu de combattants des autres pays de la Coalition[8]. L’AANES reçoit une couverture aérienne pour empêcher la Russie, l’armée syrienne et surtout la Turquie d’utiliser son aviation contre les FDS. Cela n’empêche pas la Turquie d’utiliser des drones contre les FDS, qu’elle juge liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)[9]. La menace de Daesh justifie le maintien du dispositif américain en Syrie où se trouvent encore 5000 combattants (sur 12 000 au total dans la région). Ils sont concentrés au sud de l’Euphrate où l’armée syrienne et ses alliés ont plus de difficultés à en venir à bout. Dans le territoire de l’AANES, Daesh conserve des cellules dormantes entre Hassakeh et Deir ez-Zor. Les FDS se plaignent de la charge que représente la surveillance des anciens combattants de Daesh[10]. L’AANES a libéré des milliers de prisonniers, faisant confiance aux mécanismes de réintégration des tribus locales (al-ijaa). Pour l’AANES, il s’agit aussi de calmer la contestation des populations arabes qui s’opposent à la conscription et réclament la libération des détenus.

L’AANES est face à des difficultés économiques et géographiques

L’AANES n’est pas un territoire homogène sur le plan ethnico-confessionnel où les FDS exercent un contrôle complet sur les populations. Si la majorité des Kurdes accepte de sacrifier une année pour la défense de l’AANES, ce n’est pas le cas des Arabes. Le mécontentement est accentué par la situation économique. L’aide d’urgence apportée par la coalition internationale permet de soutenir le niveau de vie de la population, mais pas de reconstruire la région. La ville de Raqqa se reconstruit spontanément sans plan d’ensemble ni investissements extérieurs. Cela crée d’énormes problèmes pour le futur puisque les réseaux d’eau et d’égouts ne sont plus fonctionnels. Le système d’irrigation de la vallée de l’Euphrate souffre de nombreux dysfonctionnements en raison des destructions, ce qui prive les agriculteurs d’une eau indispensable dans cette zone aride. La sécheresse provoque une chute des rendements et par conséquent du revenu agricole. Dans les zones kurdes, où une majorité de la population est désormais fonctionnarisée, les gens devraient pouvoir surmonter la crise. En revanche, dans les zones arabes, où le taux de fonctionnaires est faible, la crise se fait davantage ressentir. Ce qui contribue à l’accentuation du clivage entre Kurdes et Arabes.

Sans le soutien occidental, l’AANES s’effondrerait

En janvier 2020, l’AANES pensait que le statu quo allait se prolonger d’au moins 5 ans[11]. Le maintien des troupes américaines dans l’Est de la Syrie, non remise en question par Joe Biden, permet à l’AANES de résister aux demandes russes de réintégrer le giron de l’État syrien. Le régime de Bachar al-Assad n’accepte du reste aucune concession à l’égard de l’AANES, accordant une simple amnistie, mais aucune autonomie. Bachar al-Assad considère qu’il a gagné la guerre : pourquoi devrait-il céder quoi que ce soit ? L’autonomie actuelle de l’AANES, outre le soutien militaire, repose sur une aide économique massive en provenance des pays occidentaux qui permet d’entretenir le système et d’offrir à la population un niveau de vie à peine supérieur à celui de la zone gouvernementale.

 

3-La Turquie construit une bande de sécurité

La Turquie contrôle directement trois zones dans le Nord de la Syrie dont la population est évaluée entre 1 et 1,5 million d’habitants : les districts d’Azaz, d’al-Bab et de Jarablous, conquis durant l’été et l’automne 2016 contre Daesh lors de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » ; le district d’Afrin, conquis contre les FDS durant l’hiver 2018 ; les districts de Tel Abyad et de Ras al-Aïn (250 000 à 300 000 habitants), conquis durant le mois d’octobre 2019 contre les FDS. L’objectif de la Turquie dans le Nord de la Syrie est de construire une zone de sécurité d’environ 30 km de profondeur au sud de sa frontière pour se protéger du PKK.

Construire une gouvernance efficace

La Turquie souhaite stabiliser ces territoires en les dotant d’une administration efficace. L’objectif est de prouver à la population locale et aux acteurs internationaux que le mode de gestion territorial impulsé par la Turquie est plus efficace que celui des FDS dans le Nord-Est, de HTS à Idleb et potentiellement celui du gouvernement syrien. L’intervention turque en Syrie de l’été 2016 fut décidée pour empêcher les FDS d’établir leur jonction entre Afrin et Kobané via Manbij et al-Bab. La Turquie s’est ensuite retrouvée forcée de gérer ce territoire pour éviter qu’il sombre dans l’anarchie, car ni les groupes rebelles pro-turcs ni le Gouvernement de Transition syrien basé à Gaziantep n’étaient en mesure de le faire. La Turquie a largement imposé ses affidés dans les conseils locaux. C’est ainsi que le président de la municipalité de Jarablous se trouve être un Turkmène alors que la ville est à majorité arabe. La minorité turkmène de la région est avantagée également pour la simple raison qu’elle communique plus facilement que les arabophones avec les autorités et les militaires turques.

En fait, la région est gérée directement par la Turquie qui finance les infrastructures (hôpital, prison et stade à al-Bab, routes, mosquées, bureaux de poste, etc.) et fournit l’essentiel bu budget de la région. Les municipalités lèvent des taxes mais c’est insuffisant même pour rémunérer les fonctionnaires locaux. Officiellement, la Turquie souhaite que la région soit autonome sur le plan financier, mais il y a de bonnes raisons de douter car l’instrument financier est le meilleur moyen de contrôler l’appareil administratif. Aujourd’hui, c’est le wali d’Ourfa qui a la charge de Tel Abyad-Ras al-Aïn, celui de Gaziantep de Jarablous, al Bab et Azaz, quant au district d’Afrin, il est géré depuis Antakya. Il n’existe pas de conseil pour la région ou par district ni de gouverneur syrien[12]. Le Gouvernement de Transition est désormais relégué en périphérie de Gaziantep et privé de moyens financiers. Il n’exerce aucune influence sur cette région. La Turquie a formé des corps de gendarmerie pour remplacer les milices. Le système éducatif fonctionne de la maternelle à l’université avec un programme différent de celui de la zone gouvernementale et, surtout, un enseignement intensif du turc. Les bacheliers syriens ont la possibilité de poursuivre leurs études dans les universités turques, mais une branche de l’Université de Gaziantep est ouverte à al-Bab et il est prévu d’ouvrir également une branche à Afrin et à Tel Abyad.

Modifications démographiques au détriment des Kurdes

La démographie du district d’Afrin a été largement modifiée depuis janvier 2018. A cette date, il était peuplé de 500 000 habitants à plus de 80% kurdes[13]. En avril 2018, date de la victoire turque, il ne restait que 100 000 Arabes et 150 000 Kurdes[14]. Face aux exactions des rebelles pro-turcs, les Kurdes quittent progressivement la région et les familles de combattants de l’ANS pro-turque les remplacent. Afrin, qui était connue auparavant pour sa liberté des mœurs (par exemple, les femmes voilées y étaient particulièrement rares et les restaurants y servaient de l’alcool) connaît désormais un rigorisme islamique du fait des réfugiés arabes et des milices pro-turques. La politique turque à l’égard d’Afrin s’apparente à de l’épuration ethnique : il s’agit d’éliminer un foyer kurde à sa frontière jugé menaçant. Les Kurdes à l’est de l’Euphrate craignent qu’Ankara fasse la même chose à Kobané et en Djézireh[15]. La Turquie a appliqué la même politique démographie qu’à Afrin dans les zones conquises en octobre 2019 : Tel Abyad-Ras al-Aïn. Les deux villes comptaient respectivement 20% et 35% de Kurdes en 2019[16].

L’ANS est la pièce maitresse de l’organisation des territoires sous contrôle turc. Cette armée compterait aujourd’hui 70 000 hommes, soit une force capable de rivaliser avec les YPG. C’est d’ailleurs dans l’objectif de combattre ce que la Turquie considère comme un faux-nez du PKK qu’elle a construit cette force militaire. En attribuant aux familles des combattants des logements et des terres prises à « l’ennemi », elle garantit leur loyauté et la défense de ces territoires contre une offensive des YPG. Cela complique le règlement de la crise syrienne car dans le cas de ces territoires, la Turquie pourrait s’opposer au droit au retour des réfugiés.

 

4-L’Emirat islamique d’Hayat Tahrir al-Sham s’impose à Idleb

Depuis 2017 et l’éclatement de Fatah al-Sham, la coalition dirigée par HTS, le groupe djihadiste a entrepris d’éliminer systématiquement les autres groupes rebelles d’Idleb. Dans ce conflit, HTS a commencé par s’emparer des zones frontalières avec la Turquie et des principaux axes de communication[17] afin de trouver des sources de revenus pour entretenir son organisation. Progressivement, HTS a donc réduit l’assise sociale des autres rebelles en les privant de ressources. Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, HTS a profité du calme et de son hégémonie pour instaurer un système administratif relativement performant dans le but d’émerger comme l’acteur incontournable à Idleb.

Le groupe Hurras al-Din (HD), la branche officielle d’al-Qaïda en Syrie, depuis que HTS a refusé de renouveler son allégeance à Ayman al-Zawahiri au printemps 2016, occupe toujours plusieurs bases à Idleb. Mais son influence s’est réduite en raison d’un conflit avec HTS. Plusieurs commandants de HD ont également été tués par des attaques de drones américains. En fait, HTS a besoin de HD pour apparaître comme un groupe modéré et se faire accepter par la Turquie et les Occidentaux. Jim Jeffrey, dans ses confidences récentes à Frontline[18], explique que l’objectif des États-Unis est d’empêcher la victoire d’Assad et de ses alliés. Par conséquent, HTS a une place dans ce dispositif, d’autant plus qu’il ne représente pas une menace pour les Occidentaux. Contrairement à Daesh, HTS n’est pas intéressé par le djihad international/transnational, mais par l’imposition d’un ordre islamique en Syrie. Dans le cas présent, sa priorité est sa simple survie à Idleb.

Idleb reste une cible « légitime » pour la Russie et le régime syrien

Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, l’armée syrienne et la Russie ont frappé à plusieurs reprises Idleb. L’objectif est de déstabiliser la région pour empêcher qu’elle devienne un havre de paix avec une administration efficace. Les frappes se concentrent sur la zone au sud de l’autoroute Lattaquié-Alep afin d’empêcher les civils de revenir s’y installer. En effet, l’armée syrienne a la ferme intention de reprendre le contrôle de cette autoroute et de réduire la poche d’Idleb au mieux à une étroite bande de territoire frontalière de la Turquie. L’idéal pour Damas et ses alliés serait de reprendre toute la poche et de pousser les 2,5 millions d’habitants vers la zone contrôlée directement par la Turquie au nord d’Alep. Cet afflux de réfugiés ne manquerait pas de faire échouer la politique turque de stabilisation de cette région. La poche d’Idleb vit essentiellement de l’aide internationale car les ressources locales sont limitées. La population redoute la fermeture de Bab al-Hawa aux agences de l’ONU, obligées de faire transiter les marchandises par le territoire sous contrôle du gouvernement syrien.

La Russie considère toujours HTS comme un groupe terroriste et pense que Damas doit reprendre le contrôle d’Idleb car cela lui permettrait ensuite de concentrer ses forces dans le Nord-Est. Par conséquent, si la Turquie refuse de s’attaquer à HTS, Idleb restera une cible « légitime » pour la Russie et le régime syrien. Dans un premier temps, on peut s’attendre à une attaque au sud de la M4. Cela pourrait déclencher une offensive turque contre les territoires kurdes dans le Nord-Est en réaction. Mais une telle hypothèse ne semble pas gêner outre mesure Moscou qui agite cette menace en permanence vis-à-vis des combattants kurdes pour les obliger à rompre leur alliance avec les États-Unis.

 

Conclusion : un statu quo insatisfaisant

La fragmentation du territoire et l’incertitude se prolongent. Cela conduit à une dégradation de la situation économique, car malgré l’accalmie sur le plan militaire les investissements sont rares dans une Syrie sous sanction, divisées en entités hostiles et dominées par des autorités prédatrices. La Syrie était un pays largement auto-suffisant avant-guerre, tant sur le plan énergétique qu’alimentaire. Désormais le pays survit grâce à l’aide humanitaire extérieure et aux transferts des immigrés. Les quelques ressources locales sont pillées par les groupes miliciens ou accaparés par les Russes qui se payent ainsi pour leur aide militaire à Damas. Les Syriens ne voient plus d’avenir dans leur pays, quelques soit la zone dans laquelle ils résident et ne pensent qu’à émigrer. Cependant, les murs et les barrières érigées par les pays voisins pour se prémunir du risque migratoire et terroriste bloquent la majorité des candidats à l’exil.

Les conditions de cette Pax Russica génèrent de telles frustration et humiliation pour le plus grand nombre, que les sentiments de vengeance et de revanche s’expriment de plus en plus ouvertement. Les groupes terroristes profitent du mécontentement pour recruter une nouvelle génération de combattants et le processus de fragmentation de la société syrienne sur des bases communautaires se poursuit. Les dynamiques locales ne sont pas donc pas figées comme en témoigne les manifestations dans la province de Soueida, en février 2022, pour protester contre les pénuries. Il faut souligner également la résurgence de Daesh dans le Nord-Est avec l’attaque de la prison de Hassakeh en janvier 2022. Dans les zones arabes de l’AANES le mécontentement vis-à-vis des « autorités kurdes » s’exprime ouvertement et violemment. A Idlib le leadership de HTS est contesté par les autres factions jihadistes. Une déstabilisation endogène des différentes zones n’est donc pas à exclure avec un soutien exogène. Le régime syrien aspire toujours à reconquérir l’ensemble du territoire. Les YPG veulent reprendre Afrin et Ras Aïn, territoires kurdes perdus au profit des milices pro-turques. Quant à ces dernières, elles veulent en finir avec les Kurdes.

La division actuelle du territoire syrien ne préfigure donc pas un fédéralisme ou confédéralisme de facto qui serait entériner à Genève ou à Astana. Le conflit est provisoirement gelé par manque d’appétence au combat des différents acteurs extérieurs. Cependant, les acteurs locaux ne se satisfont pas de cette situation et même si le destin du pays leur échappe au profit de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et des Etats-Unis, ils disposent d’un pouvoir de nuisance capable de contre-carrer les dessins extérieurs.

 

[1] Balanche Fabrice, “Idlib May Become the Next Gaza Strip”, Washington Institute, 26 mars 2020. https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/idlib-may-become-next-gaza-strip

[2] NPR, “More than 3,700 people were killed in Syria’s civil war this year”, 24 décembre 2021, https://www.npr.org/2021/12/24/1067871944/syria-civil-war-3700-deaths?t=1647250337227

[3] Balanche Fabrice, “How to Preserve the Autonomy of Northeast Syria”, Washington Institute, 15 mars 2022, https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/how-preserve-autonomy-northeast-syria

[4] Balanche Fabrice, “From the Iranian Corridor to the Shia Crescent”, Hoover Institution Press, 17 août 2017. https://www.hoover.org/research/iranian-corridor-shia-crescent

[5] Murad Abdul Jalil, Ahmed Jamal et Haba Shehada, “A Year After The Settlement: Who Is In Control Of Daraa?”, août 2019, Enab Baladi, https://english.enabbaladi.net/archives/2019/08/a-year-after-the-settlement-who-is-in-control-of-daraa/

[6] Marwa Muhammad “Syrian government forces returning displaced persons to pay for services they never received”, Syria Direct, septembre 16, 2019, https://syriadirect.org/news/the-syrian-government-forces-returning-displaced-persons-to-pay-for-services-they-never-received/

[7] Amy Austin Holmes, “SDF’s Arab Majority Rank Turkey as the Biggest Threat to NE Syria”, Woodrow Wilson Center for Scholars, octobre 2019.

[8] Katie Bo Williams, “In Syria, US Commanders Hold the Line-and Wait for Biden”, Defense One, 21 mars 2021.

[9] “Turkish Air Force Launches Strikes on Kurdish Militia in Syria”, AFP, 20 mars 2021.

[10] 10 000 prisonniers dont 2000 étrangers (ni syriens ni irakiens) et 100 000 membres de leurs familles dont 12 000 étrangers (ni syriens ni irakiens) dans les camps de Roj et d’al-Hol.

[11] Entretien avec Abdel Karim Omar, ministre des Affaires étrangères de l’AANES, janvier 2020.

[12] Serhat Erkmen, « The Euphrates Shield area », séminaire “Syria Transition Challenges Project”, Montreux, GCSP-Swiss Peace, 14-15 juin 2019.

[13] Balanche Fabrice, Atlas du Proche-Orient Arabe, PUPS, Paris, 2011.

[14] Violations Documentation Centre in North Syria, « Les changements démographiques à Afrin » (en Arabe) , 17 juillet 2019.

[15] Gurcan Metin, “Syria safe zone: Can US reconcile conflicting demands of Turkey, YPG”, Al-Monitor, 22 juillet 2019. https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/07/turkey-united-states-syria-envoy-coming-for-safe-zone-talks.html.

[16], “Subject to Accountability : Systematic Violations Affect Real Estate Properties in Ras al-Ayn” (en arabe), Enab Baladi, 26 septembre 2020.

[17] Fabrice Balanche, “Preventing a Jihadist Factory in Idlib”, The Washington Institute, 31 août 2017, https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/preventing-jihadist-factory-idlib.

[18] “The Iraqi war and Syria”, Frontline, 8 mars 2021, https://www.pbs.org/wgbh/frontline/interview/james-jeffrey/.