Le 21 mars 2014, cela fera 10 ans que la région arménienne de Kessab fut attaquée par des djihadistes venus de Turquie qui chassèrent les habitants, pillèrent les maisons et souillèrent les églises. Cet ensemble de localités peuplées par des Arméniens depuis plus de mille ans est située dans la montagne à une soixantaine de kilomètres au nord de la ville syrienne de Lattaquié et adossé à la frontière turque. Jusqu’à cette date, il avait échappé au conflit, si ce n’est quelques tirs en provenance des rebelles turkmènes qui occupaient les villages à l’est. L’affaire de Kessab est un parfait exemple des ambiguïtés françaises à l’égard du djihadisme en Syrie. Le Ministère des affaires étrangères a nié l’évidence, car il ne fallait pas accuser la Turquie de procéder à un nettoyage ethnique contre les Arméniens. Il continuait à nous présenter les rebelles islamistes comme des personnes respectables. Il se contenta d’un communiqué laconique :

« Nous suivons avec inquiétude la situation à Kessab, où de nombreux habitants ont été contraints à la fuite. Nous condamnons les bombardements menés par le régime et appelons au respect par toutes les partis du droit international humanitaire ».

Ministère des affaires étrangères, Paris, le 31 mars 2014

En revanche, après un silence gêné, le blog « un œil sur la Syrie » hébergé par Le Monde et alimenté par Wladimir Glasman, un ancien diplomate, apporta les éléments de langage officieux du Quai d’Orsay dans un long article intitulé :  » L’épuration ethnique » des Arméniens en Syrie : dramatiser pour mieux mobiliser. « Dix années plus tard, la lecture de cet article me fait toujours bondir, en particulier ce passage :

« Mais on doit à la vérité de dire – et les Arméniens concernés seront les premiers à le reconnaître – qu’il (« le déplacement des Arméniens de Kessab») est peu de chose rapporté à la situation de plusieurs millions d’autres Syriens, chassés de chez eux et condamnés depuis des mois à l’exode à l’extérieur ou à l’errance à l’intérieur de leur pays. Malheureusement pour ces derniers, ils n’appartiennent pas dans leur immense majorité à la communauté chrétienne, et ils ne trouvent guère de ce fait de pays disposés à se mobiliser pour assurer leur accueil ou leur protection, en particulier dans les circonstances actuelles. »

Wladimir Glassman, Un œil sur la Syrie, 7 avril 2014.

En résumé, les Arméniens n’ont pas à se plaindre d’être chassés de chez eux par les djihadistes, il se trouvera bien un pays pour les accueillir chaleureusement, ce qui ne seraient pas le cas des millions de Syriens musulmans d’après l’auteur. J’ai pu répliquer dans les Nouvelles d’Arménie (Kessab victime de la Turquie) et expliquer ce qu’il c’était vraiment passer ce dramatique 21 mars 2014.

Kessab en 1991, photo d Fabrice Balanche

Kessab en 1991, photo de Fabrice Balanche

Dans mon dernier ouvrage, Les leçons de la crise syrienne, je relate l’épisode de Kessab dans un paragraphe intitulé « La Turquie et le néo-ottomanisme ».

« En mars 2014, le village arménien de Kessab, au nord de Lattaquié, fut attaqué par un groupe jihadiste dirigé par un Tchétchène (Marc Daou, « Syrie : le village arménien de Kessab, victime d’une épuration ethnique », France 24, 24 mars 2014). Ankara prétendit qu’il ne venait pas de son territoire, alors que c’était l’évidence même. La défense antiaérienne turque ira jusqu’à abattre un avion syrien qui bombardait les jihadistes pour faciliter leur progression. La population arménienne eut juste le temps de fuir, sauf une dizaine de personnes âgées qui n’ont pas pu ou voulu quitter leurs maisons. Ils furent exfiltrés vers Antakya par les agents du MIT, les services de renseignement turcs, qui souhaitaient éviter leur massacre, ce qui aurait été du plus mauvais effet sur le plan de la communication. Cela constitue une preuve supplémentaire de la collusion entre la Turquie et les jihadistes.

Cependant, l’attaque de Kessab se révéla très embarrassante pour les États-Unis et la France. Une année avant la commémoration du centenaire du génocide arménien, cette affaire suscita une immense émotion au sein de la diaspora. Les puissantes associations arméniennes américaines interpellèrent les Sénateurs et les Représentants avec vigueur. Même la star américaine de la téléréalité, Kim Kardachian, se fendit d’un tweet appelant à sauver Kessab. Le département d’État fut obligé de reconnaître la vérité sur cet assaut jihadiste et fit pression sur Ankara pour qu’elle rappelle ses supplétifs. Trois mois plus tard, le 15 juin 2014, l’enclave arménienne fut libérée par les forces loyalistes, mais seule la moitié des habitants eurent le courage de revenir dans leurs maisons pillées et dévastées. »

Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Paris, Odile Jacob, 2024.

L’affaire de Kessab aurait mérité dans ce livre plus d’attention, car elle est riche d’enseignement sur l’emprise djihadiste en Syrie, le cynisme turc et la mauvaise foi de la diplomatie française. Il suffit d’écouter la réponse de Laurent Fabius faite au député Philippe Meunier qui l’interrogeait sur la razzia jihadiste, lors d’une séance de questions au gouvernement, pour en être convaincu. Aujourd’hui moins de la moitié des habitants d’origine sont retournés à Kessab, tant la peur reste présente. Les rebelles turkmènes pro-turcs continuent à tirer des roquettes sur la localité depuis les collines de Baer. La crise économique qui sévit en Syrie a privé l’enclave arménienne du tourisme intérieur, sa principale ressource. Quant à l’arboriculture florissante, qui faisait également la prospérité et la beauté du lieu, elle n’est plus rentable faute de marché. Le dernier vestige du Royaume arménien de Cilicie est malheureusement menacé de disparition.

Kessab : la vallée du Kaladouran en 1991. Photo de Fabrice Balanche