Article paru dans Diplomatie, n°58, Septembre 2022

Depuis le début de l’année 2022, il semblerait que la présence iranienne soit de plus en plus mal acceptée dans les zones contrôlées par le régime syrien et peut-être par le régime lui-même. En novembre 2021, le commandant Jawad Ghafari, responsable de la force al-Qods pour la Syrie, aurait été expulsé. Les effectifs des milices chiites pro-iraniennes ont été divisées par deux, passant de 20,000 à 10,000hommes(1), sans compter les 4,000 à 5,000 combattants du Hezbollah libanais(2), sous la pression conjointe de la Russie et du régime. Les Gardiens de la révolution ne seraient plus que quelques centaines, alors qu’ils étaient environ 10,000 en septembre 2015, épaulés par 5000 combattants de l’armée régulière(3). L’Iran contrôlerait 131 sites militaires dispersés sur l’ensemble du territoire et le Hezbollah 116, qui sont autant de bases potentielles pour accueillir des milliers de missiles balistiques de précision tournés contre Israël.

L’emprise iranienne en question

Les Syriens se plaignent de l’emprise des milices pro-iraniennes sur le territoire, de l’attraction qu’elles exercent sur une jeunesse au chômage, qui n’a d’autre choix que de les rejoindre ou d’émigrer. Les chiites duodécimains en Syrie représentent moins de 2% de la population, mais désormais ils se mettent en avant, profitant de la position clé obtenue par l’Iran dans le pays. Ils constituent les cadres des milices locales pro-iraniennes et profitent des avantages financiers liés à ces positions. À Damas, le vieux quartier chiite de Midhat-Pacha est devenu des plus prospères, et la communauté chiite en profite pour acheter les maisons abandonnées dans le quartier chrétien voisin de Bab Charki. Autour du mausolée de Sitt Zeinab, dans la banlieue de Damas, nous assistons également à une chiitisation de l’espace au détriment des sunnites. Un peu partout en Syrie, la présence iranienne se manifeste par la construction de mosquées chiites et l’implantation d’ONG islamiques dont le but est d’obtenir des conversions au chiisme, gage de renforcement de l’influence de la république islamique sur le long terme. Dans le domaine économique, la présence iranienne est aussi très contestée. Les Iraniens ne trouvent pas de partenaires syriens car ils sont tout simplement détestés par les entrepreneurs sunnites, par haine des chiites, ainsi qu’en raison de leur niveau de corruption, bien supérieur à celui des Syriens. Même les projets d’infrastructures —tel le projet de chemin de fer entre le port Imam Khomeini en Iran et celui de Lattaquié en Syrie(4)— font face à une extrême mauvaise volonté dans la bureaucratie syrienne.

La population syrienne est très éprouvée par la guerre et la crise économique, qui s’installe dans la durée. Les conditions de vie sont devenues exécrables, avec des coupures d’électricité la majeure partie de la journée, des pénuries de fuel pour le chauffage et de carburant pour les transports, le coût de la vie qui ne cesse d’augmenter en raison des sanctions et de la corruption généralisée. À cela, il faut ajouter les frappes israéliennes sur les objectifs iraniens, qui entretiennent l’insécurité. On pourrait penser que les Syriens ne veulent plus que leur vie soit sacrifiée sur l’autel de «l’axe de la résistance». Certes, la préoccupation première demeure l’amélioration de leur situation économique. Cependant, la haine d’Israël est tellement ancrée dans les esprits que les frappes de Tsahal ne font qu’accentuer ce sentiment. Les Syriens en veulent davantage aux Russes, qui laissent faire Israël, plutôt qu’aux Iraniens, qui sont objectivement les premiers responsables de cette situation. La Syrie n’est pas prête à faire la paix avec l’État hébreu, à l’inverse des pays du Golfe.

L’Iran: l’assurance-vie de Damas

Il ne faut donc pas interpréter la visite de Bachar el-Assad aux Émirats arabes unis en mars2022 comme un désir de s’éloigner de l’Iran en échange d’une aide économique du Golfe pour soulager sa population. D’une part, il n’a que faire du bien-être des Syriens et considère désormais que l’austérité est plus favorable à son maintien au pouvoir qu’un développement économique synonyme de déstabilisation politique. De son côté, dans le contexte de l’offensive russe en Ukraine et des attaques houtis sur les EAU, sans que les Occidentaux ne soient en mesure de protéger leurs alliés d’Europe orientale et du Golfe, Mohamed ben Zayed [président des EAU] veut éviter que son pays ne soit déstabilisé par l’Iran. Il donne donc des gages à Téhéran. La multiplication des attaques détruirait l’atout majeur des EAU, qui attire touristes, capitaux et investissements: la sécurité. Nous retrouvons là le rôle d’intermédiaire entre l’Iran et les pétromonarchies du Golfe que possédait la Syrie d’Hafez el-Assad lors de la guerre Iran-Irak (1980-1989) et qui lui valait un soutien économique des deux côtés. À son retour d’Abou Dhabi, Bachar el-Assad a reçu le ministre iranien des Affaires étrangères, qui est venu s’enquérir des résultats de sa visite. Il n’a pas manqué d’insister sur le fait que l’accord entre l’Iran et les USA était imminent(5), c’est-à-dire que la fermeté était payante à l’égard des Occidentaux puisqu’il suffit d’être patient et résilient pour obtenir une levée des sanctions sans céder sur l’essentiel.

En fait, le régime syrien ne peut pas rompre son alliance avec l’Iran. Depuis 40ans, la République islamique et le régime des Assad sont solidaires. Téhéran reste sa véritable assurance-vie, beaucoup plus que la Russie, qui n’hésite pas à céder des morceaux du territoire syrien à la Turquie. Quant aux pays arabes du Golfe, Bachar el-Assad n’oublie pas qu’ils ont largement financé la rébellion syrienne pour le renverser. Il est persuadé que sa réintégration diplomatique dans le concert arabe se fera de toutes façons sans concessions autres que cosmétiques vis-à-vis de l’Iran, comme il l’a déjà expérimenté dans le passé. Après l’assassinat de Rafic Hariri [Premier ministre libanais] en 2005, et ses propos à l’égard des dirigeants du Golfe, qu’il avait traités de «demi-hommes» durant la guerre de l’été 2006 entre Israël et le Hezbollah, Bachar el-Assad a été ostracisé par les Occidentaux et les monarchies du Golfe. Finalement, il a réussi à revenir en grâce lors du lancement de l’Union pour la Méditerranée à Paris, le 14juillet 2008. L’objectif de Nicolas Sarkozy était de parvenir à éloigner la Syrie de l’Iran en échange d’investissements économiques et d’une réhabilitation diplomatique. En janvier 2010, les États-Unis acceptèrent de renvoyer un ambassadeur à Damas et par conséquent d’oublier l’assassinat du Premier ministre libanais. Le mois suivant, Bachar el-Assad recevait en grande pompe, à Damas, Hassan Nasrallah [chef du Hezbollah] et Mahmoud Ahmadinejad [président iranien], pour signifier aux Occidentaux son attachement indéfectible à l’«axe de la résistance».

Un retrait iranien en trompe-l’œil ?

Néanmoins, l’Iran a tout de même réduit son dispositif militaire en Syrie. Il est possible que cette dernière ait cédé à la Russie, qui veut éviter l’intensification des frappes israéliennes, car cela handicape sa stratégie de stabilisation du pays. Vladimir Poutine a tout à craindre d’un conflit ouvert en Syrie entre Iraniens et Israéliens. D’une part, cela réactiverait l’insurrection, et les efforts de la Russie depuis 2015 seraient anéantis. D’autre part, les troupes russes pourraient subir des pertes majeures. Cependant, la réduction de la présence iranienne n’est qu’apparente, car elle a pris une autre forme. À mesure que l’Iran retirait les milices chiites irakiennes, il recrutait des milliers de miliciens syriens. Le Hezbollah a exporté son modèle en Syrie à travers un ensemble de milices regroupées dans la «Défense Nationale». Désormais, certaines d’entre elles intègrent même l’armée syrienne, en particulier la 4edivision blindée de Maher el-Assad [frère cadet du président syrien]. Cela constitue un camouflage institutionnel et un moyen de contrôler indirectement l’armée syrienne. Les milices chiites irakiennes ont été redéployées depuis Damas et le Sud vers l’Est pour protéger la frontière syro-irakienne au niveau de la vallée de l’Euphrate, c’est-à-dire le corridor iranien que Téhéran compte bien élargir avec le départ des troupes américaines de Syrie.

Quelle que soit l’issue des négociations avec les États-Unis sur le nucléaire, Téhéran a annoncé qu’il n’y aurait pas de changement de politique à l’égard de la Syrie, mais un simple ajustement(6). Sur le plan domestique, il s’agit de ne pas heurter la population syrienne, dont Téhéran connait parfaitement la susceptibilité religieuse et nationaliste. L’Iran ne tient pas à voir les manifestations contre la vie chère et les pénuries en Syrie se transformer en manifestations anti-iraniennes comme en Irak. Le potentiel de rejet de l’Iran chiite est d’ailleurs plus important en Syrie qu’en Irak, en raison de la domination démographique des sunnites et un fort attachement au sécularisme, en particulier chez les alaouites et les druzes. Cependant, les intérêts du régime de Bachar el-Assad restent intimement liés à l’Iran et la pression populaire n’y changera rien. Enfin, l’attachement indéfectible du régime syrien à l’Iran s’explique aussi par la peur qu’inspire l’Iran dans la région. Bachar el-Assad, tout comme son père, considère que cette alliance permet de se faire respecter par le Golfe arabe et l’Occident. Certes, cela a failli lui coûter son pouvoir; certes, la population syrienne vit dans un extrême dénuement, mais il apparaît comme un homme fort, bien déterminé à rester et avec qui chacun devra compter.

Fabrice Balanche

Notes

(1) Laure-Maïssa Farjallah, « L’Iran se fait plus discret en Syrie », L’Orient – Le Jour, 19 octobre 2021

(2) Salah Hijazi, « Que sait-on des effectifs militaires du Hezbollah ? », L’Orient – Le Jour, 20 octobre 2021

(3) Ido Yahel, « Iran in Syria: From Expansion to Entrenchment », The Moshe Dayan Center, Tel Aviv, 17 juin 2021

(4) Asharq al-Awsat, « New Railway to Link Iranian, Syrian Coasts », 4 novembre 2019

(5) Haaretz, « Iran’s top diplomat says nuclear deal ’closer than ever’ during Syria visit », 23 mars 2022.

(6) Thierry Coville, « L’intervention iranienne en Syrie : le poids du pragmatisme », Moyen-Orient, n° 50, avril-mai 2021.