CHRONIQUE – Le géographe Fabrice Balanche propose une analyse percutante de la guerre de Syrie. Cet excellent pédagogue d’une réalité embrouillée démonte une fois pour toutes les fautes du néo conservatisme, y compris dans sa version française.
Article publié dans le Figaro le 20 mars 2024
C’est l’histoire d’un jeune étudiant en géographie qui fait sa thèse à Besançon sur l’évolution des pratiques agricoles du littoral Syrien dans les années 1990. Il se marie avec une Syrienne, de la communauté alaouite. Il continue ses études, prépare sa thèse, apprend l’arabe, et il s’immerge dans la société locale du port de Lattaquié. Il découvre peu à peu un pays en péril de guerre civile entre communautés ethnico-religieuses à la natalité débridée. « La population totale a doublé tous les vingt ans depuis 1946 (de 3,5 millions à 21 millions en 2011), et les gouvernements syriens d’Hafez el-Assad ou de son fils Bachar n’ont jamais voulu limiter la natalité », nous dit-il lors de notre conversation à Paris – il enseigne désormais à Lyon 2.
Deux cents habitants au kilomètre carré, c’est trop. La gestion des réserves d’eau est catastrophique, sur fond de sécheresses à répétition entre 2005 et 2010. « Bien avant la guerre civile, la Syrie est au bord du précipice », constate-t-il à l’époque. Il n’est pas inutile de faire le lien ici, comme le suggère Balanche, avec le Rwanda, lui aussi dangereusement surpeuplé avant le génocide. Dans un cas comme dans l’autre, la lutte pour le pouvoir d’un groupe face à l’autre entraînera ici un génocide, là la guerre et surtout l’exil forcé.
Malheureusement à Paris personne n’écoute ce Cassandre. Les vents des printemps arabes rejoignent la Syrie qu’on croyait sous contrôle. Et très vite, la violence de la répression par les troupes d’Assad indigne les Occidentaux. Le récit des exilés impressionne. On se laisse convaincre qu’une Syrie démocratique est possible. La croyance néoconservatrice renaît de ses cendres. Pourtant, les guerriers de Daech sont en train de se substituer dès 2012 aux partisans de la démocratie.
En France, on y a cru
On préfère en attribuer la cause à l’habileté d’Assad, qui a libéré, c’est vrai, de nombreux djihadistes pour semer la zizanie dans l’armée syrienne de libération. « Les médias et les experts se laissent abuser par les apparences d’un mouvement prodémocratie », nous dit Balanche, qui exempte Le Figaro de cette erreur de jugement. Un diplomate du Quai d’Orsay lui affirme péremptoirement : « Bachar relâche les islamistes qui étaient dans ses prisons, et il s’en sert pour semer la zizanie dans l’insurrection démocratique, si on vire Bachar, on sera débarrassé des islamistes. » Sur le papier, peut-être. Mais aux yeux d’un géographe de terrain comme Balanche, il s’agit là d’une erreur de débutant. La classe moyenne laïque est un mirage, les mariages mixtes ne concernent qu’une élite urbaine minuscule, et l’intégrisme galopant se répand dans les rangs de la communauté sunnite, si on laisse de côté la bourgeoisie qui travaille avec le régime. Des élections libres ? C’est porter Daech au pouvoir et prolonger le chaos.
On peut plaider qu’il était difficile de discerner la bonne ligne dans ce bruit et cette fureur, surtout quand le Qatar et l’Arabie saoudite déversent leurs dollars sur la « résistance » anti-Assad. Pourtant, depuis le début, Balanche met en garde contre la tentation de forcer la chute du maître de Damas. Qui s’y risquera ne réussira que s’il ose une opération aussi coûteuse que celle des Américains en Irak dix ans plus tôt. Or personne ne veut revivre ce cauchemar. Conclusion : « Les Occidentaux ont encouragé la révolte sans lui donner les moyens de réussir. » Il fallait donc laisser Assad rétablir l’ordre, et surtout ne pas lui donner l’occasion trop belle pour lui d’évacuer toute sa population indésirable vers les pays voisins ou l’Europe. Cette prévision énoncée dès 2012 par Balanche lui a valu d’être accusé de soutenir le régime syrien, ce qui bien sûr n’est pas le cas. Mais l’auteur regarde la géographie et la politique comme elle est et non comme on voudrait qu’elle soit.
Il constate que les Occidentaux et leurs alliés (Qatar, Turquie, Arabie saoudite) ont sous-estimé la détermination des Iraniens à soutenir leur allié dans la région. Mais, surtout, qu’ils ont négligé la détermination de Moscou. Pourtant, Vladimir Poutine avait été clair. Après la chute de Kadhafi, il ne laisserait pas faire un nouveau « changement de régime » comme en Serbie, en Irak ou en Libye. Personne n’avait prévu que les avions russes prendraient possession du ciel syrien. Nouvelle erreur. Un nouvel axe eurasiatique s’affirme crânement au Proche-Orient. Téhéran-Moscou au premier plan, Pékin sur le siège arrière. C’est un échec cuisant.
Et pourtant, en France, on y a cru. Laurent Fabius, notamment, s’est transformé en militant anti-Bachar. Le ministre des Affaires étrangères de François Hollande se montre à plusieurs reprises bien sûr de lui : « Le régime syrien n’en a plus que pour quelques jours », dit-il en juillet 2012. Il répondra que Barack Obama n’a pas fait ce qu’il avait promis, à savoir bombarder les entrepôts d’armement chimique. Fabius aurait pu, tout simplement, écouter les mises en garde. Gilles Kepel, qui rédige la préface du livre, rappelle combien la prise de conscience a été tardive. Il a fallu les attentats de janvier et novembre 2015 pour dessiller l’Élysée et le Quai d’Orsay. « Nous avons à mettre au passif de l’impéritie des dirigeants et des experts les conseillant, qui se sont imaginés, faute de connaissance du terrain, que la Syrie constituait “notre guerre d’Espagne”, rêvasserie noyée dans le sang des Syriens et des Français », accuse Kepel dans la préface élogieuse qui ouvre ce livre. En effet, les djihadistes français revenaient de Raqqa, siège de Daech, où ils s’étaient formés, pour tuer en France. Ils faisaient partie des quelque 1300 apprentis soldats – et non seulement 300, comme on le minora à l’époque – partis combattre pour Daech ou al-Nosra – la branche syrienne de Daech que la France a trop tardivement identifiée comme telle et à laquelle elle a même donné des armes.
Il nous faut abréger notre propos. Ce livre fera date. Il est facile de dire après coup ce qu’il aurait fallu faire. Mais quand on l’a dit avant, et qu’on l’explique après, il faut saluer la clarté et la rigueur de l’analyse. L’auteur avait dit que le régime « sortirait renforcé » de cette guerre, et qu’il provoquerait le départ de 5 millions de personnes au moins -finalement ils furent 8 millions. « Nous nous sommes trompés, et maintenant, on fait comment ? », lui a dit un diplomate en 2015, quand il est devenu impossible de nier l’évidence. « Il était bien tard. Cette guerre civile a été l’occasion d’obtenir le rééquilibrage de la population au détriment des sunnites. C’était une priorité du régime et de l’Iran. » L’Europe en a payé le prix en accueillant une grande partie d’entre eux. Le chemin de Damas a décidément le goût des illusions perdues. Lawrence d’Arabie a connu ça en 1919. Son aventure se termine à Damas, lamentablement. Un siècle plus tard, rien n’a changé.