Interview publiée le 2 octobre 2024 dans l’Express
Moyen-Orient. Depuis le 7 octobre 2023 et le début de la guerre à Gaza, les « faucons » israéliens mettent la pression sur le président syrien, analyse le spécialiste de la région, Fabrice Balanche.
L’Express : Israël ne risque-t-il pas de tomber dans un bourbier en effectuant des « incursions » sur le territoire libanais ?
Fabrice Balanche : Dès le départ, j’ai dit que c’était inéluctable d’envoyer du monde au sol. Cela faisait vraiment partie des buts de guerre israéliens. Dans la stratégie d’éradication des infrastructures militaires du Hezbollah, lsraël ne peut pas faire autrement. Après avoir dit cela, il y a effectivement le danger d’une répétition du scénario de 2006 où l’armée israélienne s’était fait piéger au sud du Liban avec des combattants de la milice chiite qui étaient sortis de leurs tunnels, leur avaient tiré dessus, endommageant très rapidement une quarantaine de chars… Finalement, la progression de Tsahal était devenue impossible. Sauf que cette fois, le pouvoir israélien a quand même bien réfléchi et mieux préparer ses interventions. Il a commencé par la destruction du réseau de communication lors de l’attaque des bipeurs, puis il a décapité l’état-major du Hezbollah. L’armée et les services de renseignement ont également mis à disposition du « terrain » des moyens techniques, à travers les images satellites, qui permettent la reconnaissance, la localisation des gens et des combattants et ainsi d’éviter de risquer la vie de leurs soldats.
La mort de Hassan Nasrallah, est-ce un bouleversement pour le Moyen-Orient tout entier ?
F.B. : Je ne le pense pas car il sera bientôt remplacé. Même si le N-1, N-2 et N-3 ont été éliminés, il y a quand même pas mal de monde qui peut endosser ce rôle. Le Hezbollah est un appareil très centralisé, beaucoup plus que ne l’est le Hamas ou d’autres mouvements. Il va ensuite être adoubé par Téhéran et, à partir de là, s’imposer naturellement à tout « l’axe de résistance ».
Evidemment, le Hezbollah va connaître un moment de flottement, comme après la mort de Qassem Soleimani [NDLR : le général iranien, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique, tué dans une frappe américaine en 2020]. On avait dit que ça allait bouleverser le Moyen-Orient, que le système des milices chiites allait s’effondrer… Il y avait eu un petit temps de latence, mais l’axe iranien a fait preuve de solidité. Ce qui pourrait bouleverser la région, c’est une offensive évidemment plus large qui irait jusqu’à frapper l’Iran ou du moins le déstabiliser, voire faire tomber le régime syrien en frappant sa « tête ». Mais le pouvoir, comme les rebelles, sont quand même bien épuisés par la guerre civile entamée en 2011. J’ai du mal à imaginer que les rebelles repartent à l’assaut de Damas…
Après la réplique iranienne sur Israël -et près de 200 missiles envoyés dans la soirée du 1er octobre- faut-il craindre une nouvelle flambée dans la région ?
F.B. : Les frappes iraniennes sur Israël sont de la même ampleur qu’en avril dernier, après la destruction du consulat de la République islamique à Damas par Tsahal. A l’époque, la riposte de l’État hébreux avait été modeste. Je ne pense pas que nous soyons dans le même registre aujourd’hui. Si les sites nucléaires iraniens sont des cibles difficiles à atteindre car enterrés et dispersés sur l’ensemble du territoire, Israël pourrait tenter de détruire les sites d’exploitation pétrolière et gazière ainsi que les terminaux, les gazoducs et oléoducs qui permettent leur exportation. Privé de sa principale ressource financière, l’Iran aurait des difficultés à poursuivre son programme nucléaire et à soutenir l’effort de guerre contre Israël. La crise économique accentuerait le mécontentement social et la défiance à l’égard du régime des mollah. Israël est convaincu que l’Iran veut sa destruction. Un officier israélien, dont plus de la moitié des aïeux a péri dans les camps d’extermination, m’a dit un jour : « nous ne laisserons à personne une seconde chance d’éliminer le peuple juif ». Les diatribes anti-Israël du régime iranien qui réclament son éradication pure et simple justifient ses craintes. La dernière salve de missiles lancée sur Israël prouve une fois de plus que la destruction d’Israël est plus qu’une simple utopie mobilisatrice destinée à mobiliser la rue arabe.
Justement, le spectre de la guerre s’élargit. Après Gaza, le Liban, l’Irak, le Yémen mais aussi la Syrie. Mardi 1er octobre, six personnes, dont trois civils ont été tuées dans des frappes israéliennes qui ont visé Damas et ses environs. Vous écrivez sur votre blog : « si l’Iran souhaitait se servir de ce territoire pour ouvrir un nouveau front, il ne lui demanderait pas la permission à Assad ». Là aussi l’Iran tire finalement toutes les ficelles ?
F.B. : Bachar el-Assad n’est plus que le « gérant ». Ce sont les Iraniens qui contrôlent tout le pays grâce au déploiement de dizaines de milliers de miliciens chiites. Toute la frontière libano-syrienne est contrôlée par le Hezbollah. Les miliciens chiites irakiens, au nord à Alep et dans la région de Deir ez-Zor à l’Est, sécurisent les routes iraniennes qui permettent de ravitailler le Hezbollah en munitions et en missiles. L’Iran apporte aussi une aide économique indispensable au régime syrien, à raison de plusieurs milliards par an. Le pétrole transite aussi avec les tankers iraniens qui arrivent à Banias [NDLR : ville portuaire du nord-ouest de la Syrie], ce qui permet d’alimenter les raffineries et les centrales thermiques du pays, sans quoi il n’y aurait plus du tout d’électricité. La nourriture sert aussi de monnaie d’échange avec un système très simple qui permet de contourner l’embargo. Lorsque l’Iran vend, par exemple, du pétrole ou du gaz à l’Inde, Téhéran demande à New Dehli d’envoyer un bateau chargé de riz en guise de paiement.
Bien qu’elle soit bien occupée en Ukraine, la Russie garde aussi toujours un oeil sur la Syrie en cas d’escalade avec Israël…
F.B. : Oui, Moscou peut notamment déployer ses moyens anti-aériens ou bien encore protéger Bachar el-Assad au niveau diplomatique en mettant son veto dans la balance au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais la Russie n’intervient pas gratuitement. Elle a mis la main sur le gaz, le pétrole, les phosphates syriens… Toutes ces matières premières qui rapportaient de l’argent à la Syrie sont aujourd’hui exploitées par la Russie. Par ailleurs, Moscou a obtenu la concession du port commercial de Tartous, où une base maritime russe a été développée en plus de la base aérienne de Himimin , à proximité de Lattaquié.
La Syrie constitue ce que j’appelle « un conflit gelé en trompe l’oeil ». Conflit « gelé » parce que les fronts sont, pour le moment, stables à l’intérieur, du fait que ce dossier n’est pas actuellement prioritaire pour Vladimir Poutine. Et conflit « en trompe l’oeil » parce que finalement rien n’est réglé. Ce qui pourrait rebattre les cartes, c’est évidemment une intervention israélienne qui voudrait éloigner l’Iran de la Syrie. Damas, c’est le maillon faible de l’axe chiite, puisque c’est un pays en grande majorité sunnite mais qui est quand même dans le giron iranien en raison de la domination politique des alaouites, une branche hétérodoxe du chiisme.
Que pèsent vraiment les milices armées chiites en Syrie, et à quel point peuvent-elles être dangereuses pour Israël ?
F.B. : Elles ne sont pas aussi efficaces que le Hezbollah qui les a formées. Aujourd’hui, elles quadrillent le territoire syrien, ce qui oblige tout de même Israël à maintenir une puissante présence militaire sur le plateau du Golan [NDLR : le Golan en Syrie fait partie des territoires occupés par Israël depuis la guerre des Six Jours de 1967] afin d’éviter une incursion terrestre. Elles peuvent aussi soutenir le Hezbollah, venir en appui si la milice libanaise se mettait à manquer de troupes. Elles vont vouloir aussi empêcher les anciens rebelles, qui se trouvent notamment dans le sud de la Syrie, de s’autonomiser du régime de Damas. En 2018, quand l’armée syrienne a repris la région, il y avait un accord avec Israël pour que les Iraniens ne mettent pas les pieds dans cette zone, que les Russes maintiennent leur « police militaire » et que les rebelles bénéficient d’une amnistie et d’une autonomie dans plusieurs localités. Tout ça a été balayé deux ans plus tard. Donc il y a une frustration et une colère parmi les gens du sud de la Syrie.
Quelles sont donc les intentions réelles d’Israël en Syrie ?
F.B. : Une des idées des Israéliens est de soutenir une révolte qui chasserait le régime syrien et donc l’Iran, dans la région de Deraa. Dans le Nord, au sein de la « poche d’Idlib », dominée par Hayat Tahrir al-Cham [NDLR : groupe djihadiste syrien], l’ancien Front al-Nosra, 50 000 djihadistes armés rêvent de passer à l’assaut. Abou Mohammed al-Joulani [NDLR : fondateur du Front al-Nosra et de Hayat Tahrir al-Cham] s’ennuie dans son fief d’Idlib et aimerait bien profiter d’un affaiblissement du régime pour lancer une offensive sur Hama ou sur Alep. Si cela arrivait, vous auriez immédiatement les milices chiites qui interviendraient pour empêcher cela. Le Hezbollah est présent et bombarde aussi cette zone d’Idlib en permanence pour empêcher al-Joulani de lancer l’offensive. C’est une des raisons pour laquelle il y a eu des manifestations de joie à Idlib à l’annonce de la mort de Nasrallah…
Pourquoi Israël a, selon vous, changer de doctrine à l’égard du régime syrien ?
F.B. : Le dilemme pour Israël a toujours été de savoir s’il valait mieux conserver le diable qu’on connaît, c’est-à-dire le régime d’Assad, ou se risquer dans l’inconnu. A partir de 2020, les Israéliens ont bien compris que le régime syrien resterait en place et que les Iraniens contrôlaient le pays. Les « faucons » israéliens sont alors montés au créneau pour dénoncé le danger que représentait cette situation.
Après le 7 octobre, les mêmes faucons ont à mis directement la pression sur Assad en lui signifiant qu’Israël n’accepterait pas son engagement aux côtés du Hamas et du Hezbollah, qu’il pourrait être éliminé. Cela explique son absence à la COP28 à Dubaï, alors qu’il rêvait d’y aller pour officialiser sa restauration dans le concert des nations. Mais il n’avait sans doute pas envie que son avion croise un missile israélien… Bachar el-Assad a, depuis le début de la guerre à Gaza, une attitude extrêmement prudente. Dès le mois d’octobre 2023, il a fait un discours au Parlement en disant que la Syrie soutenait la cause palestinienne mais qu’elle ne pouvait pas intervenir car elle était exsangue. Seulement, il est pieds et poings liés vis-à-vis de l’Iran, qui ne lui demande pas son avis pour utiliser le territoire syrien contre l’Etat hébreux.
La villa de Maher el-Assad, le frère du président syrien, a été frappée dans la banlieue de Damas, dimanche 29 septembre. Il semble donc bien que le clan Assad est désormais une cible d’Israël…
F.B. : Cela confirme une volonté claire de le tuer. Lui aussi est sur la « liste ». C’est le commandant de la quatrième division qui est infestée de conseillers militaires iraniens. Donc tuer Maher el-Assad, cela participe à l’élimination de tout cet empire anti-israélien qui prospère dans la région, que cela soit le chef du Hamas ou le chef du Hezbollah. C’est un avertissement très sérieux. Maher el-Assad est aussi le grand trafiquant de drogue syrien qui produit le Captagon. Cela représenterait un chiffre d’affaires de 10 5 milliards de dollars par an, d’après une étude du Newlines Institute, un think tank américain. Cette drogue se répand dans les pays du Golfe. Personne ne le regrettera donc s’il est éliminé ! Le trafic de drogues est aussi l’une des ressources financières du Hezbollah. Israël doit donc aussi s’attaquer au nerf de la guerre.
Israël a-t-il pour projet d’éliminer Bachar el-Assad ?
F.B. : Les Russes continuent de protéger Bachar el-Assad. Ce serait un camouflet pour Poutine si Assad, ou quelqu’un de son clan, était tué parce qu’il compte bien sur eux pour permettre à la Russie de rester en Syrie. Est-ce que techniquement les Israéliens peuvent percer la défense anti-aérienne russe ? Je pense qu’ils en ont les moyens. Il faut bien comprendre que le 7 octobre en Israël, c’est l’équivalent du 11-Septembre aux Etats-Unis. Tel Aviv veut faire un grand nettoyage. Et Assad peut en faire partie. Benyamin Netanyahou a parlé d’un « nouvel ordre régional ». Nous ne sommes plus dans la période où Israël allait au Liban tous les dix ans pour « déblayer » un peu le Hezbollah. Israël est entré dans une lutte existentielle où il lui faut définitivement écarter les menaces à son égard et cela peut aller jusqu’à l’Iran. Mais en attendant, il lui faut détruire l’axe géopolitique que Téhéran a construit vers la Méditerranée (Liban, Syrie et Irak) et que le roi de Jordanie qualifia en 2004 de « Croissant chiite ».
Du côté de la Turquie, des pays du Golfe, finalement, on rêve que ce « croissant chiite », soit enfin brisé. Comme on n’a pas réussi à le faire en soutenant l’opposition syrienne pendant la guerre civile, on espère qu’Israël peut y contribuer. Quelque part, c’est la concrétisation des accords d’Abraham de 2020 [NDLR : le traité de paix entre Israël et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc] qui sont clairement tournés contre l’Iran.
Une incursion israélienne au sol en Syrie, à l’instar du Liban, est-elle possible ?
F.B. : C’est plus risqué en raison de l’étendue du territoire. Il faudrait pour cela que le Golan soit attaqué ou que des missiles soient tirés sur Israël depuis la Syrie. Cela a peut-être été le cas le 1er octobre ? Mais Israël devrait alors obtenir la neutralité de Moscou qui a signé un accord de défense avec Damas.
Leur objectif actuel serait quand même plutôt de détruire, par des bombardements, les infrastructures iraniennes en Syrie qui abrite plusieurs bases, comme la « T4 » à Tiyas, l’aéroport qui se trouve entre Homs et Palmyre, dans la banlieue de Damas ou bien autour du mausolée chiite à Sayyidah Zaynab où se trouvent cinq centres de commandement iranien. Cela peut aller aussi jusqu’au bombardement des infrastructures civiles, des centrales électriques, pour plonger de nouveau le pays dans le chaos, voire des infrastructures militaires syriennes, notamment si les Iraniens s’en sont servies pour lancer des missiles sur Israël. Ce que les Occidentaux n’ont pas fait en septembre 2013, lorsque Barack Obama a finalement refusé de bombarder la Syrie, Israël pourrait être tenté de le faire, de manière à déstabiliser le pays et y piéger l’Iran et les milices chiites.
On est aujourd’hui dans un monde coupé en deux, avec d’un côté l’Occident et de l’autre l’axe « eurasiatique » composé de la Russie, de la Chine, de l’Iran. C’est le retour de la guerre froide. A travers Israël, l’Occident montre sa force. Il s’agit ainsi de ramener à nous des pays qui hésitent ou qui sont susceptibles de basculer de l’autre côté. C’est pour cela que les États-Unis, sous couvert de discours pacifistes en pleine campagne électorale, sont au rendez-vous pour fournir tout le matériel dont Israël a besoin.